Ce qui se conçoit ฿ien…

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Est-il intolérablement hautain, insupportablement méprisant, de relever les fautes d’orthographe ? Je vais être franc : il m’arrive encore d’en commettre, ravivant ce qui fut un cauchemar d’enfance. Des lecteurs attentifs et bienveillants me les signalent en messagerie privée et je les corrige. Je rends de la même façon ce petit service à des tiers. L’amitié, chez les grands singes, se développe par l’épouillage…

Les relever publiquement est une autre affaire, qui est toute de circonstance. Le faire gratuitement peut être signe de méchanceté, de pédanterie… ou d’agacement lorsqu’à la longue, comme le dit joliment un bitcoineur qui est aussi professeur, « ça pique les yeux ». Mais je pense (et je sens que je vais me faire mal voir) qu’il y a ici, sur ce site, quelques solides raisons de le faire.

Cela a quelque rapport avec ce que Boileau suggérait en matière de clarté…  On peut certes adhérer à l’idée que l’orthographe est un code désuet, socialement construit (et discriminant), une foutaise de (vieux) bourgeois.  On peut même certainement réussir dans la vie en pensant cela. Dans certaines vies, du moins. Parce que même un rappeur qui écrit « je tenez a mescusez » finit par se faire foutre de sa gueule, pour parler français.

Mais si l’orthographe est aussi, pour citer le Larousse, un « ensemble de règles et d’usages définis comme norme pour écrire les mots d’une langue donnée », il me semble que sur Bitcoin.fr on pourrait en tenir un peu compte.

L’idée de cet article m’est venue du fait de ce que, toujours en bon français, on nomme un troll. Au départ, un commentaire de ma part sur la lettre ouverte de deux savants (qui sont de mes amis) contestant la décision d’un comité scientifique. Trouvant que les premiers commentaires prenaient la chose bien à la légère, de haut, voire méchamment, je postais à mon tour un mot commençant par la phrase suivante : « Je lis avec un peu d’amusement tous les commentaires, trolls et remises en place hautaines mais assorties de fautes d’orthographes ». Suivaient quelques réflexions et conseils sur lesquels je ne reviendrai pas. Quelqu’un nota : « C’est agréable un commentaire intelligent et gentil, merci ».

C’était sans compter sur la hargne que peut inspirer l’orthographe. Je me fis ensuite traiter de buse, de pédant et de méprisant. Aurais-je invoqué l’accord des participes sur les verbes pronominaux (selon qu’ils sont réfléchis ou réciproques) que j’aurais peut-être reçu des menaces physiques…

Je suis peu enclin à m’excuser. Ni vis à vis du troll (qui est loin d’être exempt du défaut dont il m’accuse) ni sur le fond de l’affaire. Parce que s’il y a bien une chose que les lecteurs de Bitcoin.fr ne pardonnent pas, c’est justement la faute d’inattention, la faille de code, le manque de précautions. Le troll lui-même est sans pitié.

Il faudrait m’expliquer pourquoi celui qui laisse une seule erreur dans mille lignes de programme mériterait la vindicte publique alors que n’importe qui pourrait se moquer d’agrégés de mathématiques (ou d’histoire…) et de professeurs en université, tout en rédigeant ses plaisanteries de cancre en écriture vaguement phonétique. Pourquoi la plateforme hackée et le noob plumé n’auraient pas droit à plus de compassion qu’un blessé sur un champ de bataille antique tandis que les fautes de syntaxe ou d’orthographe seraient réputées sans conséquence et sans signification.

Nous écrivons trop vite, trop mal, peut-être trop souvent. L’un a mis cinq ans à écrire sa thèse, l’autre ne prend pas le temps de relire les 140 signes du gazouillis qui prétend le « tacler » (quelle horreur, ce mot). Quel service rendent à la communauté des messages mal pensés, mal conçus, mal écrits ?

Si faire manger des ordures à autrui est un délit, lui en faire lire serait-il une liberté ?

Il y a dans l’orthographe, qui est, je le rappelle, le respect d’un code, une forme de protocole. Dans notre livre, Adli Takkal Bataille et moi avons longuement disserté  sur le sens de ce mot, et montré (page 88) que sa définition en 1690 dans le Dictionnaire de Furetière ne se lisait pas mal du tout quand on la mettait en regard du sens que lui donne la langue de l’informatique. Puis nous ajoutions que le sens du mot avait changé au fil du temps pour aboutir à la définition du Larousse : « Ensemble de règles établies en matière d’étiquette, d’honneurs, de préséances dans les cérémonies officielles ; services chargés de les appliquer». Nous ajoutions : On a là encore des données intéressantes, en ce sens que même si l’on est dans le sens commun du mot on retrouve « l’ensemble de règles » et surtout l’idée que le protocole est la règle et en même temps ce qui fait appliquer la règle. 

Dans le protocole se rejoignent la façon de vivre les règles, les règles elles-mêmes et une forme de courtoisie notamment dans la façon d’échanger. Ce n’est pas par hasard que celui qui se place au-dessus des règles d’orthographe soit également enclin à se placer au dessus des règles de courtoisie. Le style est l’homme même…

Si la faute d’orthographe est une misère inévitable (que celui qui n’a jamais péché…) elle ne saurait être ni une liberté, ni une preuve de liberté.