Réflexions sur la République centrafricaine et son adoption de Bitcoin

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Cela fait dix jours que la République centrafricaine a adopté une loi visant l’adoption « des cryptomonnaies » comme moyen de payement légal. Après avoir lu un projet de loi inquiétant, la découverte de la loi finale se veut plus rassurante. Entre-temps, un communiqué de presse et des tweets précisent l’intention du président. Il y annonce l’adoption de Bitcoin comme monnaie officielle. Les médias spécialisés ont été les premiers à relayer l’information, suivi des médias mainstream. Bien que je ne connaisse pas la Centrafrique (peu la connaissent), j’ai fait mes recherches et j’ai lu avec attention les réactions concernant cette annonce. Je vous présente ici mes propres réflexions.

Une excellente décision

Avant d’entrer dans les détails et dans les aspects plus polémiques, j’affirme que l’adoption de Bitcoin comme moyen de payement légal est toujours une bonne décision. Elle l’est d’autant plus dans des régions/pays instables, avec une corruption galopante et dont les outils financiers et monétaires dépendant d’une puissance étrangère. Bitcoin est un outil neutre, incorruptible et d’une stabilité à toute épreuve, c’est donc à mes yeux un excellent remède à tous ces problèmes.

Les médias mainstream s’inquiètent d’une utilisation criminelle de Bitcoin et mettent en doute le potentiel de développement économique que peut apporter cette décision. Ils prétendent sans avancer de preuve que cela pourrait même faire empirer la situation. Je leur répondrai que ça fait plus de 60 ans, trois générations, que le franc CFA a été mis en place sans résoudre aucun de ces problèmes : domination étrangère, corruption et stabilité. Personne n’a d’autre solution à proposer, Bitcoin est la seule alternative crédible et j’imagine mal comment Bitcoin pourrait aggraver tous ces problèmes. Encore une fois, le système bancaire actuel permet déjà le blanchiment massif et favorise la corruption. Selon les estimations, le blanchiment d’argent annuel mondial pèse plus de 2 billions de dollars, soit 1000 fois le PIB de la RCA. Il est donc malhonnête de prétendre que l’adoption de Bitcoin dans ce pays d’Afrique aura la moindre influence sur les réseaux de blanchiment.

La République centrafricaine n’a rien à perdre dans l’adoption de Bitcoin. Elle ne va pas se faire que des amis, notamment dans les administrations de banques centrales et dans les instances internationales comme la Banque mondiale et le FMI. Mais elle s’en fera de nouveaux alliés à travers le monde : les Bitcoineurs. Il faut aussi avoir conscience d’une chose, malgré toutes les prédictions des collapsologues du dimanche, cette décision ne va pas détruire le pays, son impact se mesurera sur la durée et devrait être positif. Le Salvador en est le meilleur exemple.

La comparaison avec le Salvador

La République centrafricaine est le deuxième pays à adopter Bitcoin comme monnaie légale. Sans annonce préalable, le parlement centrafricain a fait passer une loi très différente à celle du Salvador. Le projet de loi ne semble pas s’être inspiré du précurseur salvadorien. La loi définitive intègre pourtant une nouveauté qui prévoit la mise en place d’ATM qui n’est pas sans rappeler les distributeurs Chivo du Salvador. Il est également amusant de noter que le président Faustin-Archange Touadéra a ouvert un compte Twitter (pas encore officialisé par la plateforme, mais confirmé par des personnes bien informées) peu de temps avant le lancement de la loi et qu’il l’utilise pour promouvoir son pays en mettant en avant l’adoption de Bitcoin, tout comme le président salvadorien Nayib Bukele .

En comparaison, ce dernier avait fait une annonce préalable à l’adoption de Bitcoin avec le concours de Bitcoiners connus et respectés. La loi qui en découle avait fait l’objet d’un débat dans son pays avec les participation de spécialistes identifiés. Certaines critiques ont été formulées concernant certains points mineurs de la loi Bitcoin et sur certains outils choisis pour la mise en œuvre de la loi comme le wallet Chivo.

Mais en réalité, tous ces détails n’ont pas tant d’importance. L’adoption de Bitcoin au Salvador n’a pas provoqué le cataclysme que les détracteurs avaient annoncé. Les retombées économiques sur le tourisme et l’investissement sont concrètes. L’inclusion financière des populations les plus pauvres a largement progressé. Clairement, que l’on aime ou pas Bukele, sa décision a été bonne pour la population et n’a pas eu d’effet négatif majeur. Bitcoin profite à tous ceux qui veulent l’utiliser, sans discrimination, en offrant un nouvel outil pour résister à la censure financière des banques et du gouvernement.

D’ailleurs, la réussite du Salvador fait des émules en Amérique latine si l’on en croit une loi du Panama en cours de ratification. Les gens constatent que l’adoption de Bitcoin est souhaitable, quelle que soit la nature du gouvernement qui la promulgue. Bitcoin est un outil démocratique et de liberté qu’aucun régime ne peut corrompre.

Malgré tout, la comparaison entre le Salvador et la République centrafricaine atteint vite ses limites. Dix fois plus pauvre et un indice de développement humain bien plus bas, la RCA part de loin, très loin pour devenir la nation de référence dans le secteur des cryptomonnaies. Contrairement au précurseur d’Amérique centrale, il ne peut même pas se reposer sur une adoption embryonnaire comme Bitcoin Beach. Il y aura vraiment tout à construire. C’est un beau challenge et cela pourrait être l’occasion de sauter certaines étapes technologiques pour rattraper son retard. Bitcoin « fixe » beaucoup de choses, mais là il va falloir plus que ça pour transformer.

Les motivations et une mise en place obscure

Bien entendu, le régime politique de la République Centrafrique n’est pas celui dans lequel je souhaiterais vivre, ni même celui du Salvador, ni même celui de la France d’ailleurs… La transparence des processus démocratiques suisses, la démocratie directe et les consultations publiques sont importantes à mes yeux et je le souhaite pour tous les pays. Mais pour des raisons évidentes, je ne peux pas les imposer. Pour moi, il est évident que l’adoption de Bitcoin est une décision qui va dans le bon sens, une étape qui renforce la démocratie et les droits de l’Homme.

Effectivement, nous ne connaissons pas les motivations réelles du gouvernement centrafricain derrière cette adoption surprise. Nous ne pouvons que nous baser sur leurs annonces et spéculer sur leur lien avec la Russie ou leur envie de s’affranchir de l’emprise française sur le franc CFA. Nous pouvons également nous inquiéter de voir des escrocs avérés orbiter autour du gouvernement et ressentir leur influence dans le projet de loi. Les intentions annoncées ne sont pas un renforcement de la démocratie et de la transparence, elles visent une modernisation et un développement économique. Pourquoi pas, c’est aussi vrai… Si les outils démocratiques s’invitent dans le développement économique, c’est généralement une bonne nouvelle.

Lorsque l’on regarde la loi elle-même, on y découvre des faiblesses ou des dérives pénales. Les définitions montrent que ceux qui l’ont écrite n’ont qu’une connaissance approximative de la technologie qu’ils souhaitent adopter (big up spécial à la définition de MINER). Ce n’est pas si surprenant : en Union européenne et en Suisse aussi des politiciens proposent et adoptent des lois sur Bitcoin qui démontrent des connaissances toutes aussi superficielles du sujet.

Les peines encourues sont affolantes, de 100 mio CFA (150’000 €) à 20 ans de prison si l’on refuse un payement en cryptomonnaie. Je ne connais pas de Bitcoineur qui soutiendrait une telle mesure, la plupart souhaitent une adoption volontaire de Bitcoin et rejette toute contrainte. Mais dans un pays où la très grande majorité de la population n’a ni accès à internet, ni à un smartphone, il est évident que c’est disproportionné et inapplicable.

La confusion entre Bitcoin et cryptomonnaie est sans doute l’élément le plus problématique et le principal indice de la nature des mystérieux conseillers qui se cachent derrière cette loi. J’y reviendrai.

Malgré tout, cette loi est un premier pas qui peut être corrigé. Même si elle illustre une méconnaissance du sujet par les législateurs, il reste encore beaucoup à construire. Les autorités centrafricaines n’ont pas bénéficié des mêmes conseils et soutiens que celles du Salvador. C’est dommage et nous devons y remédier.

Il est à mes yeux important que les Bitcoineurs francophones se mobilisent pour aider la République centrafricaine dans une mise en œuvre efficace du projet de faire de Bitcoin un moyen de payement légal. Il est essentiel de les aider à réviser certains détails de la loi et de veiller à ce que son application soit cohérente et proportionnée. Ensuite, nous concentrerons nos efforts sur la pédagogie de terrain et le développement des infrastructures indispensables à une adoption éclairée et souveraine par le peuple centrafricain.

Bitcoin pour le Gouvernement ou pour le peuple ?

Je sais déjà qu’on nous accusera de « connivence » avec un régime controversé et/ou avec les intérêts de la Russie. Mais la réalité, c’est que si nous ne nous engageons pas, d’autres le feront. Je suis convaincu que le FSB s’en chargerait volontiers. Personne n’a besoin d’autorisation pour utiliser Bitcoin. Et l’intention louable d’adopter Bitcoin comme moyen de payement légal pourrait être dévoyé par des intrigants qui dirigeraient le pays vers des impasses technologiques et/ou des escroqueries.

Les Bitcoineurs ont une responsabilité envers le peuple centrafricain. Notre expertise est précieuse et doit favoriser une adoption profonde. Nous savons très bien que Bitcoin est un outil unique contre l’arbitraire financier et nous devons en faire profiter l’une des populations les plus pauvres du globe. D’autant plus si la communication est simplifiée par une langue commune, le français.

Ce travail ne se fera pas en un jour. Il faudra sans doute une ou deux générations pour voir pleinement les effets bénéfiques pour la démocratie en Centrafrique. Pour accélérer le processus, il est important de poser dès aujourd’hui les meilleures bases légales, de développer les infrastructures de communication et d’électricité et d’aider le peuple à s’approprier la technologie. Notre vision doit s’inscrire sur une longue durée et dans une vision centrée sur l’autonomie et l’éducation des populations.

Pour cela, nous devons travailler avec toutes les organisations actives dans le pays : le gouvernement, les ONG, l’opposition, les entreprises, la population, etc.

Je suis très optimiste à ce sujet, car c’est cette dynamique que l’on constate déjà sur le terrain au Salvador.

L’importance de différencier Bitcoin et « crypto »

Évidemment, Bitcoin n’a pas besoin d’un cadre légal particulier pour être adopté. Son usage se développe aussi dans des pays où il est interdit. Bitcoin est un protocole et un réseau ouvert à tous, sans frontière. Ainsi, un cadre légal favorable a surtout pour but de favoriser le développement d’activités économiques autour de Bitcoin. C’est pour cette raison que la décision des autorités centrafricaines est si importante.

Mais le premier projet de loi posait un problème inédit jusqu’à présent : il crée une confusion légale entre Bitcoin et « les cryptomonnaies ». Heureusement, la version finale établit clairement Bitcoin comme référence, mais reste encore vague sur l’étendu de la définition « cryptomonnaie ». Sans entrer dans le débat passionné de ce qui fait de Bitcoin un objet informatique et mathématique unique, il faut bien comprendre qu’il est dangereux pour le pays, le peuple et le gouvernement de ne pas définir clairement quels actifs peuvent servir de moyens de payement légaux. En réalité, sans le vouloir, la loi de la République centrafricaine démontre par l’absurde l’importance de marquer une différence claire entre Bitcoin, protocole au consensus éprouvé et stable, et « les cryptos », expérimentations techniques et économiques hasardeuses… ou des escroqueries pures et simples.

Que l’on soit clair, je n’ai personnellement aucun problème de voir d’autres moyens de payement légaux coexister avec Bitcoin. Mais, nous prendrons soin de les distinguer et de prévenir des problèmes qu’ils peuvent cacher. L’application de la loi devrait strictement prendre en compte cette différence de nature. Si aucune distinction claire n’est établie, il ne faudra pas trop compter sur les Bitcoineurs pour participer à une telle mascarade.

Un développement feu de paille vs un développement sur le long terme

Il y a donc à mon avis un choix crucial sur deux options de développement. Le premier est celui des « cryptos » et des gourous de la cryptofinance. À coup « d’airdrop » et de dessous-de-table, elle donnera peut-être des effets spectaculaires à très court terme. Les vautours étaient venus nombreux au Salvador après l’annonce de Bukele. Nous les avons vu les « nouveaux diplomates » des républiques bananières des Caraïbes. Pour un pays aussi pauvre que la République centrafricaine, dont le PIB vaut la capitalisation d’un altcoin de deuxième catégorie comme Tezos ou 1/7ème du volume journalier d’ETH, il n’est pas difficile de lui faire tourner la tête avec une part marginale du budget marketing d’un altcoin ou d’une startup en « cryptobullshit ».

La seconde option est plus lente, plus fastidieuse, mais sans aucun doute la plus solide et la moins superficielle. En collaborant avec des Bitcoineurs, il est parfaitement possible d’imaginer un développement technologique et infrastructurel qui intègre nativement Bitcoin comme moyen de payement et de sécurité. L’idée est de construire un nouveau modèle de développement qui reposera sur la référence mathématique irréductible de Bitcoin. C’est le chemin que semble avoir pris le Salvador.

En République centrafricaine, il y a tout à construire et cela prendra plus de temps. Mais cela peut également être une chance, là où 1 % seulement de la population est bancarisé, de pouvoir dessiner un futur technologique sur une page financière quasiment vierge.

Les axes de développements

Si les autorités choisissent cette dernière option, en modifiant et appliquant de manière éclairée la loi, on peut imaginer plusieurs axes de développement pour un pays comme la RCA.

Tout d’abord, il me semble prioritaire de développer des expériences locales s’inspirant de Bitcoin beach à El Zonte (El Salvador) et Kivéclair à Goma (RDC). Ces projets doivent avant tout cibler des populations pauvres et s’accompagneraient de la mise en place de l’infrastructure nécessaire : télécommunication, électricité et outils technologiques basiques. La population devrait également obtenir le soutien technique et pédagogique nécessaire à une appropriation durable de Bitcoin. Cela pourrait se faire en collaboration avec des communautés locales, des ONG et des Bitcoineurs volontaires. Ces projets pourraient faire l’objet d’un suivi documentaire et scientifique sur le terrain. Il ne me semble pas impossible, si les garanties de transparence sont suffisantes, de financer de tels projets par un financement participatif et à l’aide de fondations visant au développement de Bitcoin.

Ces communautés expérimentales pourraient servir de base à un tourisme s’adressant spécifiquement aux Bitcoineurs du monde entier. Les difficultés liées à l’accès et la stabilité du Centrafrique rendront difficile d’égaler la réussite d’El Zonte, mais cela pourrait être une perspective à moyen terme pour le développement de ces communautés.

Bien entendu, les expériences locales n’empêcheront pas une adoption au sein de la population plus privilégiée, en mesure de s’équiper elle-même et bénéficiant déjà d’électricité et de télécommunication. Les Bitcoiners peuvent fournir des programmes et applications informatiques qui pourront être adaptés aux besoins spécifiques des Centrafricains. En collaboration avec la Banque centrale, il est parfaitement possible de mettre en place une solution, respectueuse de la vie privée, qui propose plusieurs devises convertibles. Sur ce point, je suis convaincu que la Centrafrique peut faire mieux qu’El Salvador et son Chivo wallet.

Le dernier axe est celui du développement des infrastructures hydroélectriques et du minage. Contrairement à ce qu’affirment certains médias mal informés (par les mêmes pseudo-spécialistes qui dénoncent la prétendue catastrophe écologique de Bitcoin), il est parfaitement possible de miner du Bitcoin dans des climats équatoriaux et tropicaux. D’ailleurs, c’est déjà la réalité dans des conditions climatiques comparables dans le parc naturel des Virunga dans le pays voisin de la RDC. Par ailleurs, même s’il est insuffisamment exploité, le potentiel hydroélectrique de la Centrafrique est grand.

Le problème, c’est qu’il ne semble pas y avoir d’excédents de production électrique immédiatement exploitable dans le pays. Mais il est parfaitement envisageable d’utiliser le minage pour financer et accélérer la rentabilité de nouvelles centrales. Celles-ci pourraient être liées à des communautés expérimentales et servir d’épicentre d’adoption dans le pays.

Alors oui, tout cela n’est que la conjecture d’un petit géographe suisse qui n’a jamais posé les pieds sur le continent africain. J’ai parfaitement conscience que la réalité est toujours plus complexe. Mais je pense aussi qu’il est possible d’imaginer des projets de développement autour de Bitcoin bien plus réalistes, mais peut-être encore plus fous. Il est surtout important de permettre aux populations de s’approprier Bitcoin, c’est un travail pédagogique qui peut prendre des années, une génération ou deux. Bitcoin ne fait pas de miracle, mais offre un outil sur lequel construire son indépendance financière. Il permet également de nouvelles manières de penser le monde et le développement. Peut-être sera-t-il l’outil qui permettra de résoudre certains problèmes chroniques de la Centrafrique et améliorer la vie de sa population ? J’ai envie d’y croire et d’y apporter mon humble contribution.


A propos de l’auteur

Entrepreneur et éditeur, Lionel Jeannerat est également administrateur du Cercle du Coin, association francophone sur Bitcoin, les monnaies décentralisées et les blockchains. Il gère les éditions PVH publieront prochainement Bitcoin. Monnaie à pétales de Jacques Favier.