Un rapport de la Cour des comptes sur la règlementation du secteur des actifs numériques

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Dans un rapport publié hier, la Cour des comptes s’intéresse à la réglementation dédiée aux actifs numériques en France et en Europe. L’institution, qui souhaite « un équilibre entre contrainte et attractivité tout en garantissant la préservation des droits et libertés individuelles, en particulier en matière de protection de la vie privée » , pointe notamment le rôle néfaste de la Fédération Bancaire Française et la dépendance excessive de l’Etat vis-à-vis de la société américaine Chainalysis.

La Cour des comptes s’inquiète tout d’abord de l’inégalité de traitement entre les acteurs « crypto » et ceux de la finance traditionnelle : « L’application de la ‘travel rule’ aux transferts de crypto-actifs imposera aux prestataires agréés de transmettre, préalablement ou simultanément à une transaction, des informations vérifiées sur le donneur d’ordre et sur le bénéficiaire […] Cette obligation pèsera dès le premier euro alors qu’elle s’applique à partir de seuils variables dans les transactions financières classiques (par exemple 1 000 € pour les clients occasionnels) […]. L’application de certaines règles actuelles ou à venir peut se heurter à des problématiques techniques et à l’absence d’organisation centralisée et territorialisée du secteur des crypto-actifs, en comparaison notamment avec le secteur financier traditionnel.« 

Elle se préoccupe également de l’absurde extension [1] de l’obligation de transmission d’information aux transactions avec des « portefeuilles auto-hébergés », pointant « la question de sa faisabilité technique dans la mesure où la création de ce type de portefeuilles ne donne actuellement pas lieu à une déclaration et une vérification d’identité » et dénonçant « des normes dont l’application serait trop complexe ou trop coûteuse pour les entreprises comme pour leurs utilisateurs pourraient en effet entraîner un effet d’éviction au profit de plateformes, centralisées ou décentralisées, sur lesquelles les régulateurs et les autorités de contrôles n’ont pas de prise, soit parce qu’elles opèrent depuis un État hors-UE, soit parce qu’elles n’ont pas d’implantation territoriale définie (plateformes décentralisées). »

Elle s’inquiète des difficultés bancaires persistantes rencontrées en France par les entreprises du secteur : « Face à ces difficultés pour ouvrir ou conserver un compte auprès de banques françaises, les entreprises se tournent vers des acteurs étrangers. Le même phénomène d’expatriation bancaire peut être observé pour les clients particuliers confrontés à des banques qui bloquent les virements depuis les PSAN voire clôturent les comptes concernés. Le contrôle exercé par les autorités françaises s’en trouve diminué, en particulier lorsqu’il s’agit de banques localisées dans des États non coopératifs.

La Cour des Comptes insiste sur le rôle néfaste de la Fédération bancaire française dans cette affaire :

« En 2020, un groupe de travail réunissant l’ACPR, l’AMF, la direction générale du Trésor, Tracfin, des acteurs du secteur des crypto-actifs ainsi que des représentants du secteur bancaire et de la Fédération bancaire française a débouché sur un rapport en mars 2021, avec des pistes pour améliorer la compréhension commune des modèles d’affaires entre les secteurs bancaire et des crypto-actifs et pour faciliter le processus d’entrée en relation. La FBF a refusé de s’associer aux conclusions de ce rapport et la situation a peu évolué. Aucune suite n’a été donnée aux conclusions du groupe de travail et les administrations concernées, en particulier l’ACPR, l’AMF et la DG Trésor, n’ont pas entrepris de nouvelles démarches. »

L’instruction menée par la Cour a ainsi montré que certains PSAN rencontrent toujours des difficultés dans leurs relations avec les banques qui « refusent de leur ouvrir un compte, ferment leurs comptes voire ferment les comptes de clients particuliers qui auraient des transactions vers ou depuis un PSAN, y compris pour le paiement des salaires de leurs employés. Les banques arguent de leurs obligations relatives à la LCBFT pour refuser ou mettre fin à la relation. Or les PSAN qui ont obtenu l’enregistrement auprès de l’AMF ont vu leur dispositif de LCBFT examiné et validé par l’ACPR, qui en assure ensuite le contrôle. Cette validation par l’ACPR devrait rassurer les banques et fluidifier leurs relations avec les PSAN, ce qui ne semble pas être le cas […]. Le défaut d’accessibilité des entreprises françaises, en particulier des PSAN, à des services bancaires en France pourtant garantis par le droit au compte devrait être une préoccupation pour les pouvoirs publics, tant pour le développement du secteur et la souveraineté française dans ce domaine que pour l’efficacité des dispositifs de LCBFT. »

Enfin la Cour des Comptes s’inquiète de la dépendance de l’Etat vis-à-vis d’une société américaine peu transparente :

« Le marché des outils d’analyse transactionnelle a émergé très rapidement et s’est concentré autour d’un nombre réduit d’entreprises, la société américaine Chainalysis occupant pour l’instant une position dominante. La dépendance des services de l’État vis-à-vis de ces outils soulève de nombreuses questions. D’une part, la situation oligopolistique des acteurs et la sophistication des outils entraînent des coûts élevés […]. D’autre part, ces outils sont développés et configurés par des entreprises étrangères sans qu’il soit possible d’en contrôler le fonctionnement, de garantir la complétude de l’information ou encore de maîtriser l’identification des portefeuilles déclarés comme suspects. Le travail des services français pourrait se heurter à la défense d’intérêts privés ou publics étrangers. Enfin, les modalités d’accès aux outils (le plus souvent en mode non-hébergé, mode ‘SaaS’) peuvent poser des problèmes de confidentialité dès lors que les fournisseurs ont la capacité de connaître les recherches effectuées par les services de contrôle. »

Source : https://www.ccomptes.fr/fr/documents/67782


[1] Cette contrainte a en effet peu de sens car elle est très facilement contournable. Les clients de ces services centralisés feront d’abord une transaction vers leur propre portefeuille, identifié comme tel par la plateforme, puis enverront les fonds au destinataire, éventuellement en passant par un CoinJoin s’ils souhaitent plus de confidentialité.