Le 22 février dernier, Joi Ito [1], directeur du Media Lab du MIT [2], a publié sur son blog un article approfondi dans lequel il sort de sa réserve pour apporter son soutien aux « Core developers » et affirmer sa foi en Bitcoin, système « vivant et opérationnel » qui « offre la prime la plus élevée et la communauté la plus grande, ainsi que l’expérience la plus pratique et moderne de déploiement sur un vaste réseau actif dans le monde réel ».
Makery, média d’information en ligne spécialisé dans l’actualité des « labs » (fablabs, hackerspaces, médialabs, living labs, biohacklabs…), vient d’en publier une traduction complète sous licence CC by 3.0 :
J’ai déjà exprimé ma conviction que la blockchain peut potentiellement bouleverser et débloquer autant de possibilités et d’innovation que l’Internet, et qu’elle pourrait devenir un réseau omniprésent, interopérable, fiable et peu cher pour toutes sortes de transactions. Parallèlement à cet énorme potentiel, cependant, la blockchain rencontre des difficultés qui, bien que similaires, diffèrent en plusieurs points de ce que l’on a pu observer, et que l’on observe encore aujourd’hui, avec l’Internet et le Web ouvert.
Je m’inquiète de la situation actuelle du bitcoin et de la blockchain.
La blockchain traverse une crise en partie provoquée par sa surexposition et par le fait que le bitcoin s’intéresse à l’argent bien plus qu’Internet ne l’a jamais fait. Cette crise n’a pas vraiment d’équivalent avec ce que l’on a connu aux débuts de l’Internet. Néanmoins, nous pouvons tirer des enseignements du développement de l’Internet, dont le plus important concerne son creuset de talents et de savoirs. Aux origines du réseau, bien peu avaient la formation, les fonctions cognitives et la personnalité idoine pour saisir le cœur et l’essence de son fonctionnement. Je me souviens de l’époque où une poignée d’individus dans le monde comprenaient vraiment ce qu’était le protocole d’échange de route, le Border Gateway Protocol (BGP). Nous devions alors tout bonnement les traquer et partager leurs compétences avec nos « concurrents » tandis que nous montions la filiale du fournisseur d’accès à l’Internet PSINet au Japon.
La situation actuelle du bitcoin et de la blockchain est très similaire. Il existe un petit nombre de personnes qui comprennent la cryptographie, les systèmes, les réseaux, la programmation, et qui sont capables de comprendre le code du logiciel bitcoin. La plupart d’entre elles travaillent sur le bitcoin, quelques-unes travaillent sur Ethereum et d’autres systèmes « associés », d’autres encore sont éparpillées un peu partout autour du globe. Il s’agit d’une communauté à laquelle certains appartiennent depuis les années 1990, avant la naissance du Web, et qui allaient à des conférences délirantes comme celles dédiées à la cryptographie financière. Comme n’importe quelle communauté du logiciel libre et de l’open source sur l’Internet, il s’agit de personnes qui se connaissent et qui, en général au moins, se respectent. Mais qui détiennent un quasi-monopole sur le génie de leur discipline.
Malheureusement, la croissance sauvage du bitcoin et maintenant de « la blockchain » ont pris par surprise cette communauté du point de vue de la gouvernance, laissant les principaux développeurs du bitcoin sans interface efficace pour contrer les intérêts commerciaux des entreprises qui souhaitent adapter cette technologie à leur activité. Lorsqu’on leur demande : « Pouvez-vous l’adapter à ceci ? », ils répondent : « Nous allons faire de notre mieux. » Ce qui s’avère insuffisant pour beaucoup d’entreprises, surtout pour celles qui ne comprennent pas l’architecture ou la nature de ce qui se passe à l’intérieur du système bitcoin.
Quant aux nombreuses entreprises qui ont l’habitude de prendre des décisions sur des systèmes moins complexes (comme monter un site web ou acheter et exploiter des systèmes de gestion des ressources), soit elles pensent que c’est plus simple d’employer d’autres ingénieurs qui seraient plus à l’écoute des besoins de leur client, soit l’attitude « on ne promet rien mais on essaie » des principaux développeurs les ont agacées à tel point qu’elles ont baissé leur niveau d’exigence et décidé de faire affaire avec n’importe qui promettrait de remplir leur cahier des charges.
L’avenir du bitcoin, des registres décentralisés et d’autres projets similaires à la blockchain dépend de cette communauté. Beaucoup les appellent le « cœur du bitcoin » [Bitcoin Core] comme s’il s’agissait d’une sorte d’entreprise qu’on pourrait virer ou d’un ensemble quelconque de développeurs dont les compétences pourraient facilement être transmises à d’autres. Ce n’est pas le cas. Ils s’apparentent plus à des artistes, des scientifiques et des ingénieurs de pointe qui ont construit une culture et un langage partagés. Chercher un autre groupe de personnes qui font ce qu’ils font reviendrait à demander à des webdesigners de lancer une navette spatiale. On ne peut pas VIRER une communauté, et statistiquement parlant, les personnes qui travaillent sur le bitcoin SONT la communauté.
Si vous essayez de créer « quelque chose comme le bitcoin mais en mieux ! », il y a de fortes chances que le résultat soit non sécurisé, décevant et contraire aux principes fondamentaux qui donnent au bitcoin autant d’impact potentiel sur les transactions bancaires, le droit et la société qu’Internet en a eu pour les médias, la communication et le commerce.
Le bitcoin est un projet ouvert, avec un processus communautaire parfois-inefficace-mais-ouvert qui défend les principes fondamentaux de la décentralisation, de la fiabilité et de l’innovation. Mais le bitcoin n’est pas une installation unique, c’est un système vivant et opérationnel qui offre une prime de 6,5 milliards de dollars à quiconque réussirait à le casser. Cette forte valorisation exige beaucoup de prudence et d’essais avant de déployer quoi que ce soit sur son réseau, même si on sait très bien que d’innombrables individus ont réfléchi au moyen de casser le système et que jusqu’à présent, ils ont échoué.
Ethereum et Ripple sont probablement aux deuxième et troisième rangs en terme de valeur, de l’ordre de centaines de millions de dollars (Ethereum vaut actuellement plus de 400 millions de dollars). Ripple est porté par un protocole d’accord fondamentalement différent, et Ethereum a des caractéristiques intéressantes et pratiques. Si certaines transactions et le développement d’applications ne sont pas possibles avec le bitcoin, Ripple et Ethereum pourraient se révéler intéressants. Mais quand on s’intéresse sérieusement à la sécurité et la stabilité (ce qui est vivement conseillé), le bitcoin est quasiment la seule option et celle qui offre la prime la plus élevée et la communauté la plus grande, ainsi que l’expérience la plus pratique et moderne de déploiement sur un vaste réseau actif dans le monde réel.
L’excitation sur les applications possibles l’a tant emporté que beaucoup ont totalement négligé l’architecture du système sur lequel elles tourneraient. De même que beaucoup d’entreprises Internet supposent que l’Internet marche tout seul, ces enthousiastes supposent que les blockchains sont toutes pareilles et fonctionnent toutes. Mais la technologie de la blockchain n’est pas aussi mûre que celle d’Internet. Les mêmes considèrent que ceux qui travaillent sur le bitcoin sont une bande de fous libertariens qui ont eu une idée cool et croient qu’une autre bande d’ingénieurs sous contrat bien payés pourraient faire aussi bien qu’eux. Les gouvernements et les banques sont en train de lancer toutes sortes de projets sans vraiment réfléchir à la manière dont ils vont constituer le registre sécurisé.
J’ai peur qu’on crée quelque chose qui, au niveau des applications, ressemble aux promesses du bitcoin et de la blockchain, mais qui reste sous le capot toujours le même vieux système de transaction, sans interopérabilité, sans système distribué, sans réseaux fiabilisés, sans extensibilité, sans libre innovation, rien de neuf à l’exception peut-être d’un peu plus d’efficacité en terme technologique.
On en a déjà un bon exemple. Un des principaux avantages de l’Internet, ce sont ces protocoles libres qui permettent l’innovation et la concurrence, où CHAQUE étape est rigoureusement soumise aux normes définies par la communauté. C’est ce qui a fait baisser les coûts et grandir l’innovation. Quand le web mobile est arrivé, nous avions perdu de vue ces principes (ou leur contrôle), et avons laissé libre cours aux opérateurs de téléphone pour créer le réseau. C’est la raison pour laquelle personne ne se préoccupe du prix en se connectant à l’Internet depuis une ligne fixe, alors qu’une expérience « normale » de l’Internet mobile, dès lors qu’on voyage au-delà des frontières, risque de coûter plus cher qu’un loyer. L’Internet mobile donne la même « impression » que l’Internet tout court, et pourtant il s’agit d’une copie laide et tordue bâtie sur des systèmes propriétaires à plusieurs niveaux. C’est précisément ce qui se passe lorsque la couche applications conçue sans principes ni finesse domine et entraîne l’architecture globale.
Enfin, et plus important encore, nous sommes en train d’épuiser ces développeurs dont nous avons besoin qu’ils se concentrent sur le code et l’architecture. Beaucoup d’entre eux abandonnent ou menacent d’abandonner. Beaucoup sont découragés et lassés par le débat public. Même si l’on s’accorde à penser qu’à terme il y aura une nouvelle génération de cryptographes financiers, ils ne seront pas formés sans participation de cette communauté. Le débat se fait entre gens intelligents et qui pour la plupart sont bien intentionnés. Cependant, ceux d’entre nous qui sont dans les coulisses, qui attisent le feu en avançant des propos mal informés et provocateurs, ceux qui, somme toute, manquent de respect et dévalorisent la contribution de la communauté bitcoin, sont une nuisance.
Ces derniers temps, je me suis tenu tranquillement à l’écart, en espérant que la tempête se calme, ce qui pourrait toujours se produire. Mais je vois de plus en plus de désinformation et de hype, où la « blockchain » est réduite à un mot valise au même niveau que l’« IoT » (Internet of Things, l’Internet des objets, ndlr) ou le « cloud », ce qui m’attriste et m’énerve un peu.
J’ai décidé de consacrer les mois à venir à contrer ou contrebalancer ce que je vois de plus malavisé dans les domaines qui auront un impact sur notre avenir. Il semble que même si la communauté des développeurs de Bitcoin Core est robuste, l’écosystème des parties prenantes et la conscience générale de la façon dont on prend des décisions et dont on partage les informations est encore fragile et vulnérable. Je crains que la communication entre groupes et individus clés ne se soit trop clivée sous le coup de l’émotion, mais je crois qu’il faut absolument essayer de réunir cette communauté et mettre en place un plan technique qui représente notre meilleur effort de consensus d’un point de vue à la fois technique et pratique. J’espère que nous arriverons à créer une communauté et un processus qui sera plus robuste et qui pourra aplanir les inévitables désaccords à venir, de façon moins émotionnelle et plus technique et opérationnelle. »
[1] Joi Ito, est un entrepreneur Japonais, investisseur en capital risque reconnu pour son rôle dans le milieu de l’Internet. Il a fondé plusieurs sociétés qui ont eu un rôle essentiel dans les débuts d’Internet au Japon, comme PSINet Japon, Digital Garage et Infoseek Japon, s’est aussi engagé dans de nombreuses sociétés américaines, en investissant dans leurs débuts comme pour Twitter, Six Apart, Technorati, Flickr, Dopplr, Last.fm, ou en entrant dans leur conseil de direction, comme celui de Mozilla. Directeur du Media Lab du MIT, il est également président de Creative Commons depuis 2006 dont il a été le CEO pendant deux ans.
[2] MIT : Massachusetts Institute of Technology (Institut de technologie du Massachusetts), institut de recherche et une université américaine, spécialisée dans les domaines de la science et de la technologie.