L’improbable histoire de Bitcoin au Salvador

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Traduction d’un article d’Alex Gladstein, directeur stratégie de l’organisation à but non lucratif Human Rights Foundation (HRF), publié le 16 septembre dans Bitcoin Magazine.

I. Rapide comme l’éclair

J’étais attablé dans un petit café juste à côté d’une rue non pavée, dans un village d’Amérique centrale sans feux de circulation, à une heure de routes sinueuses à travers la jungle de la grande ville la plus proche.

J’avais marché depuis mon hôtel, passant devant une demi-douzaine de restaurants aux toits de tôle et de bâche, descendant prudemment un ravin escarpé et boueux que les habitants utilisent comme chemin pour aller de la route principale à la plage. Il faisait chaud et humide à El Zonte, et l’océan voisin était agité et brunâtre à cause des sédiments drainés par les pluies estivales.

Il n’y avait pas de supermarché en ville et la plupart des habitants que je croisais dans la rue n’avaient pas de compte bancaire. Mais malgré l’absence d’infrastructures et la basse saison, la ville bourdonnait d’activité. Il planait une sorte d’excitation et un sentiment d’espoir qui n’avait jamais été ressenti auparavant. Quelque chose de peu ordinaire se passait.

La serveuse, Karla, venait d’achever la préparation d’un cappuccino et préparait ma facture sur une tablette posée sur le comptoir devant moi. Elle l’a fait tourner dans ma direction et m’a présenté un QR code. J’ai sorti mon iPhone, ouvert mon portefeuille Bitcoin, scanné l’image pixelisée et appuyé sur envoyer. Moins de deux secondes plus tard, la tablette de Karla affichait un écran vert. L’addition était réglée.

J’avais payé mon café instantanément, sans passer par le système bancaire, avec de la monnaie numérique.

De la même manière que si j’avais payé avec un billet de 5 dollars, Karla n’a rien appris de moi à l’occasion de cette transaction. Il n’y avait aucun tiers pour aspirer mon identité, aucun programme d’ingénierie sociale pour connaître mes préférences, aucun moyen pour une entreprise ou un gouvernement de connaître mon dernier achat ou de prédire le suivant. En fait, mieux qu’un billet de 5 dollars, nous n’avons pas eu à faire de change.

Je n’ai eu besoin de parler à aucune banque ou société financière de mon voyage au Salvador. Je ne craignais pas que ma carte de crédit ne fonctionne pas. À El Zonte, on peut entrevoir le potentiel d’un système financier de pair à pair mondial. J’ai été impressionné par le nombre de commerçants acceptant le bitcoin, la facilité de paiement et la familiarité de la plupart des gens avec la technologie.

J’ai voulu donner un pourboire à Karla, alors elle a sorti son propre téléphone et a affiché un QR code généré avec son propre portefeuille Bitcoin. Je l’ai scanné et lui ai envoyé 10 dollars de BTC, qui ont voyagé instantanément dans son portefeuille via le bien nommé Lightning Network. Je lui ai dit que si elle gardait ces 25 000 satoshis pendant 10 ans, elle pourrait probablement acheter une voiture en 2031.

Karla n’utilisait Bitcoin que depuis quelques mois, mais semblait comprendre que je ne plaisantais pas. Comme la plupart des Salvadoriens, même ceux qui font déjà partie de l’économie Bitcoin, elle est encore hésitante face à cette nouvelle monnaie et continue de percevoir son salaire en dollars. Mais elle m’a dit qu’elle conservait ses pourboires en bitcoin, tout bien considéré, le risque était raisonnable.

Cinq jours après ma conversation avec Karla, une nouvelle loi est entrée en vigueur au Salvador, donnant cours légal au Bitcoin aux côtés du dollar américain. Annoncée pour la première fois le 5 juin 2021 par le président Nayib Bukele, cette décision a stupéfait le monde entier et fait la une des plus grands médias.

De nombreux passionnés de Bitcoin avaient prédit qu’un jour les gouvernements commenceraient à adopter Bitcoin. Mais la plupart pensaient que l’État convertirait de la monnaie fiduciaire en bitcoins pour les conserver en tant que réserve de valeur dans le bilan de la banque centrale. Pratiquement personne n’avait prévu que le premier gouvernement à adopter officiellement Bitcoin l’utiliserait comme réseau de paiement et comme moyen d’échange.

Le bitcoin ayant désormais cours légal, les Salvadoriens n’ont pas à payer d’impôts sur les plus-values ​​si le BTC augmente par rapport au dollar, et ils peuvent l’utiliser pour régler leurs dettes auprès du système bancaire. Si le déploiement du gouvernement se déroule comme promis, ils pourront bientôt utiliser l’invention de Satoshi Nakamoto pour acheter des biens ou des services n’importe où dans le pays.

Cependant, le matin de la mise en œuvre de la loi, le 7 septembre, le scepticisme emplissait l’air. L’application « Chivo » gérée par l’État fonctionnerait-elle ? Lightning ferait-il partie du système ? Personne ne le savait, car l’administration, dirigée par le jeune populiste Bukele, n’avait pas informé les citoyens des détails du déploiement.

Quelques jours seulement avant l’entrée en vigueur de la loi, j’étais l’un de ceux qui doutaient que cela se passe bien. Je ne pensais certainement pas que le portefeuille Chivo – qui était resté un mystère jusqu’à la dernière seconde – intégrerait Lightning. Ainsi, le matin du jour du lancement, j’ai été surpris de recevoir un message d’un ami salvadorien, me disant qu’ils avaient réussi.

Il m’a donné son adresse Lightning et je lui ai envoyé 5 dollars de BTC. Les fonds ont été transférés de la Californie au Salvador instantanément, avec des frais si faibles que mon portefeuille a dit qu’ils étaient de 0,00 dollars. Quelques instants plus tard, mon ami a utilisé le portefeuille Chivo pour me renvoyer les 5 dollars, encore une fois, pratiquement sans frais.

Aucune comparaison possible avec l’expérience d’un Salvadorien essayant de recevoir des fonds des États-Unis via Western Union, ce qui implique de monter dans un bus, de passer une heure à faire la queue, de suivre un processus KYC intensif, pour ne recevoir que 92 dollars des 100 envoyés en raison de frais exorbitants.

Les implications humanitaires que les applications Lightning pourraient avoir pour les Salvadoriens sont énormes. Le PIB du pays dépend à 23 % des envois de fonds, et la population est plus de 2,5 fois plus dépendante de ces flux que le reste de l’Amérique centrale. Les fonds proviennent principalement des États-Unis où vivent plus de deux millions de Salvadoriens qui envoient régulièrement de l’argent à leurs familles.

Plus tard dans la matinée, le journaliste de Bitcoin Magazine Aaron van Wirdum, est entré dans un McDonald’s de San Salvador en s’attendant à ce qu’on lui refuse le paiement en BTC. À sa grande surprise, lorsqu’il a demandé à payer en bitcoin, le caissier lui a présenté un QR code qui l’a mené vers une facture Lightning sur un page web. Il l’a payé instantanément et, encore étonné, est allé profiter de son desayuno típico. L’argent magique d’Internet sur lequel van Wirdum avait écrit pendant près d’une décennie était désormais utilisable comme moyen de paiement simple et rapide non seulement chez McDonald’s, mais également chez Starbucks, Pizza Hut et Wendy’s.

Van Wirdum a effectué une autre démonstration quelques jours plus tard, se rendant à un distributeur Chivo pour essayer de retirer 20 dollars. Lorsque le QR code est apparu sur l’écran du guichet automatique, il a pris une photo et l’a envoyée à un ami à l’étranger qui a ensuite payé la facture avec son portefeuille Bitcoin, à des milliers de kilomètres de là. Sans aucun problème, la machine a craché 20 dollars. Le seul contrôle d’identité que Van Wirdum a rencontré au cours de la transaction était une simple vérification par SMS, qu’il a effectué avec un numéro de téléphone dont il avait acheté la carte SIM en espèces auprès d’un commerçant au Salvador. Cette possibilité aurait époustouflé n’importe quel cypherpunk du milieu des années 90.

Le jour du lancement fut plus mitigé. Le gouvernement a dû mettre Chivo hors ligne tôt le matin pour régler les problèmes de dernière minute, et il n’a été publié sur les apps stores que progressivement tout au long de la journée. Certains utilisateurs ont signalé des problèmes d’inscription et des expert ont rapidement repéré divers problèmes de conception. Les inquiétudes concernant les bugs, la surveillance et les risques de manipulation abondaient.

Le bitcoin lui-même s’est écrasé de 17% en cours de journée par rapport au dollar, ce qui a amené Bukele à plaisanter en disant qu’il avait acheté la baisse [buying the dip] et à annoncer que l’État avait acheté 550 bitcoins avec des fonds publics. Le montant, d’environ 21 millions de dollars au moment de l’achat, a peut-être été effectué en clin d’œil la politique monétaire de Bitcoin. Les médias du monde entier se sont largement moqués de cette acquisition, et toute l’opération a été tourné en dérision partout, de WIRED au Wall Street Journal.

Mais à la fin de la journée, l’application Chivo a fini par fonctionner. Certains des bugs les plus flagrants ont été corrigés, même avec un certain sens de l’humour. Mais le débat sur la logistique du déploiement avait détourné l’attention de l’essentiel : un gouvernement avait officiellement commencé à connecter sa population à un réseau monétaire ouvert, un événement historique remarquable. Tout comme l’Angleterre avait jadis créé la première des banques centrales et avait été la pionnière des monnaies gouvernementales sous forme de billets, le Salvador, marquait peut-être le début d’une nouvelle ère, celle d’une monnaie numérique décentralisée devenue monnaie légale. Bukele aurait pu rechercher une monnaie numérique de banque centrale ou un partenariat avec la Chine, mais il a préféré un logiciel monétaire gratuit et open source.

Les deux résultats les plus visibles de la mise en œuvre de la loi Bitcoin sont l’application Chivo gérée par l’État – que tout Salvadorien peut télécharger pour réclamer, en utilisant son numéro national d’identification, 30 dollars de bitcoins offerts par le gouvernement – ​​et les guichets automatiques Chivo – espaces physiques permettant aux citoyens de convertir gratuitement leur solde en dollars américains – au nombre de 200 environ à travers le Salvador et certains endroits aux États-Unis.

Les partisans et les critiques de Bitcoin ont été surpris lorsque l’administration Bukele a révélé que le déploiement commencerait trois mois seulement après l’annonce de la loi. Politiquement, le parti Idées Nouvelles de Bukele dispose d’une majorité qualifiée au parlement et a pu adopter la loi rapidement malgré les protestations de l’opposition. Mais technologiquement, aucun pays n’avait jamais fait cela auparavant.

Des détails ont révélé qu’en juillet et août, un groupement d’entreprises allant d’Athena à OpenNode en passant par BitGo et IBEX Mercado ont aidé l’administration Bukele à créer, commercialiser et activer les portefeuilles Chivo, les distributeurs de billets Chivo et la communication aux commerces à travers le pays. Le gouvernement affirme avoir alloué environ 223 millions de dollars pour financer le déploiement de Bitcoin, tous prélevés sur des fonds prêtés par la Banque de développement d’Amérique centrale.

Au cours des trois derniers mois, l’administration Bukele a fonctionné de façon opaque. Jusqu’à la dernière seconde, personne ne savait quelles entreprises avaient été retenues pour créer les applications, les guichets automatiques et le backend. Personne ne sait ce que le gouvernement va faire avec les bitcoins qu’il a acheté. Personne ne sait exactement comment le fonds de 150 millions de dollars – mis en place pour fournir des liquidités aux citoyens qui souhaitent échanger leur satoshis contre des dollars – va fonctionner. Au lieu de partager ces détails de manière conventionnelle, Bukele les divulgue en direct, quand l’occasion se présente, via son compte Twitter, personnifiant le populisme numérique.

Quand le projet de loi Bitcoin est entré en vigueur, le gouvernement de Bukele a également annoncé qu’il purgerait plus de 100 juges. La Cour suprême (que Bukele avait rempli de ses propres partisans un peu plus tôt cette année) a également décidé qu’il pourrait briguer un autre mandat présidentiel en 2024, violant ainsi la constitution. La Human Rights Foundation, où je suis employé, a été l’une des nombreuses organisations internationales à critiquer fortement les actions anti-démocratiques de Bukele.

Le contraste est frappant. Voilà un gouvernement qui déploie pour son peuple une nouvelle monnaie qui ne peut pas être avilie, censurée ou confisquée à distance, et qui, d’un autre côté, met en œuvre en accéléré les recettes qu’Hugo Chávez a utilisé dans les années 2000 au Venezuela pour consolider son pouvoir.

La situation est pleine de contradictions. Un mouvement populaire, pacifique et villageois, lancé à El Zonte, a inspiré une loi nationale forcée et descendante. Une monnaie échappant au contrôle du gouvernement a été poussée par un gouvernement qui veut contrôler de plus en plus la société salvadorienne. Un leader populiste a imposé une loi qui n’aurait eu aucune chance dans un pays comme les États-Unis, où le système financier contrôle en grande partie les élus. Ces paradoxes rendent difficile l’analyse rapide. Ce n’est pas une photo en noir et blanc.

Dans 10 ans, le monde considérera-t-il la loi Bitcoin comme une expérience ratée, ou comme une décision visionnaire ? Seul le temps nous le dira. Pendant ce temps, les débats sur l’adoption de Bitcoin feront rage entre ses promoteurs et ses opposants.

Si on se penche sur son passé, il semble presque impossible que le Salvador soit le premier pays à déployer une technologie financière de nouvelle génération comme Bitcoin. Pourtant, dans les livres d’Histoire, ce changement de paradigme ne sera pas attribué au Japon, aux États-Unis, à l’Allemagne ou même au Brésil. Dans quelques décennies les étudiants y liront : le Salvador ou, comme le nom du pays l’indique lorsqu’il est traduit de l’espagnol, « Le Sauveur ».

II. Un lieu improbable pour une révolution financière

Pris en sandwich entre le Guatemala et le Honduras, le Salvador – pays le plus petit et le plus densément peuplé d’Amérique centrale, avec un PIB moyen par habitant d’environ 3 500 dollars – est le point zéro le plus improbable pour une révolution financière.

Et pourtant, les serveuses, les vendeurs de pupusa [1] et les moniteurs de surf du village d’El Zonte connaissent mieux le concept et l’utilisation du Bitcoin que la plupart des titans de Wall Street et de la Silicon Valley, et ont une compréhension bien plus approfondie de ce que c’est que la plupart des banquiers centraux et autres CEO du classement Fortune 500.

Qu’un pays où le revenu mensuel moyen est inférieur à 300 dollars ait fini par battre toutes les puissances industrielles du monde en étant le premier à adopter le Lightning Network comme système de paiement national, c’est digne d’un film hollywoodien. Mais, comme on dit, la réalité dépasse parfois la fiction.

Historiquement, le Salvador a subi le destin de nombreux pays du Sud qui, malgré de riches ressources agricoles, doivent importer de la nourriture. Au cours du siècle dernier, le Salvador a été exploité à grande échelle. Les meilleures terres ont profité aux consommateurs du monde entier, aux dépens des locaux. La lutte pour la propriété foncière a culminé en 1932 avec la Matanza, le massacre le plus meurtrier du pays, où l’armée a tué plus de 30 000 paysans .

Historiquement, la plupart des remembrements des terres du pays tournaient autour du café, connu sous le nom d’el grano de oro, ou le « grain d’or ». Dans les années 1920, la récolte constituait 90 % des exportations du pays. À la fin des années 1970, le café représentait la moitié du PIB du Salvador, faisant du pays le troisième producteur mondial. Dix pour cent du territoire du pays est encore couvert de plantations de café. L’expression « République bananière » est cruelle, mais elle décrit à certains égards avec précision le sort de nombreux Salvadoriens, car ils sont souvent tombés au service des intérêts des sociétés multinationales et des puissances étrangères.

En 1979, une guerre civile brutale a éclaté, surgissant d’un conflit vieux de plusieurs décennies portant à la fois sur la propriété des terres et le contrôle extérieur, opposant un régime de droite à des guérillas de gauche. Les Salvadoriens ont été victimes, par procuration, de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS. Les États-Unis ont soutenu le régime du Salvador, fournissant des armes et de l’argent pour combattre les révolutionnaires qui ont juré de reprendre les terres accaparées par des sociétés étrangères.

Le récit officiel américain était que ces guérillas faisaient partie d’un complot communiste soutenu par l’URSS, Cuba et l’Allemagne de l’Est. Et pendant de nombreuses années, les soviétiques avaient en effet soutenu le FLMN [2] de gauche radicale, fournissant des armes et formant les troupes. À la fin de l’administration Carter, les États-Unis ont répondu en soutenant la « plus grande campagne de contre-insurrection depuis la guerre du Vietnam ».

Le régime salvadorien était d’une brutalité extraordinaire, mais il a bénéficié du soutien constant des États-Unis dans sa guerre contre le terrorisme marxiste. En 1980, l’archevêque Oscar Arnulfo Romero, qui avait profité de sa tribune pour critiquer la junte — l’appelant à « arrêter la répression » – a été assassiné alors qu’il donnait une messe privée. Le tireur était Roberto D’Aubuisson (également connu sous le nom de « Blowtorch Bob » [Bob chalumeau] d’après l’une de ses méthodes de torture préférées), un diplômé de la School of Americas, un tristement célèbre centre d’entraînement militaire de Fort Benning, en Géorgie. Après ce meurtre, la violence nationale a produit de nombreuses métastases.

Les États-Unis ont fini par donner 5 milliards de dollars au régime dans les années 1980 pour tenir le communisme à distance. Le flux de fonds a été brièvement gelé en 1980 par un Jimmy Carter sortant, après que les forces du régime ont violé et assassiné trois religieuses et un missionnaire américains, mais ont été réactivés peu de temps avant l’entrée en fonction de Ronald Reagan. Lorsque la décision de renouveler le soutien a été publiquement remise en question, la conseillère politique de Reagan, Jeanne Kirkpatrick, a défendu la position de l’administration, affirmant que les nonnes « n’étaient pas seulement des nonnes… mais aussi des militantes politiques ».

Au début des années 1980, le Salvador bénéficiait de plus d’aide financière et de soutien militaire américains que n’importe quel autre pays, à l’exception d’Israël ou de l’Égypte. Le personnel de l’ambassade des États-Unis à San Salvador était de la taille de celui de New Delhi, bien que le pays soit 200 fois plus petit. Le Salvador était, aux yeux de Washington, une ligne de défense critique contre l’influence soviétique.

Cette guerre civile de 12 ans a détruit les infrastructures du pays, faisant reculer l’industrie, le commerce, la production agricole et le niveau de vie des décennies. En 1998, par exemple, le pouvoir d’achat des Salvadoriens des villes n’était plus qu’un tiers de ce qu’il était en 1980. Pour une guerre portant sur la répartition des terres et des richesses, le résultat fut tragique : les inégalités n’ont fait que s’accroître.

Plus d’un million de personnes ont été déplacées et plus de 75 000 ont été tuées, souvent de manière barbare en guise d’avertissement au reste de la population. Selon une commission vérité de l’ONU, 85 % des victimes ont été assassinées par des paramilitaires et des escadrons de la mort soutenus par les États-Unis.

Les historiens déterrent encore aujourd’hui les restes de personnes tuées par les forces soutenues par les États-Unis au début des années 1980, notamment sur le site d’El Mozote. En décembre 1981, dans cette zone montagneuse parsemées de petits villages, plus de 900 personnes ont été massacrées par le bataillon Atlacatl, une unité armée spéciale qui avait été entraînée sur le sol américain. Parmi ces mort, deux cent quarante huit étaient des enfants de moins de six ans. Il s’agit du plus grand massacre de l’histoire de l’Amérique latine moderne et une « parabole centrale » de la guerre froide.

Les témoignages d’El Mozote sont pénibles à lire. La cruauté indicible des soldats déchaînés est relatée dans un rapport du New York Times, rédigé par un journaliste qui a visité la région quelques semaines après ces atrocités. Et pourtant, quelques mois plus tard, Reagan a certifié au Congrès américain que « bien que de graves problèmes subsistent, nous concluons que le gouvernement du Salvador a fait un effort concerté et important pour se conformer aux droits de l’homme internationalement reconnus ».

Ceux qui défendent l’implication des États-Unis pendant la guerre civile au Salvador justifient ce bain de sang en affirmant que si les Américains n’étaient pas intervenus, le pays aurait suivi le chemin de Cuba. Mais 75 000 vies et 15 années d’activité économique perdues est un lourd tribut à payer. Au cours des 25 dernières années, le Salvador s’est lentement rétabli, mais est resté sans État de droit et est toujours marqué par une violence extraordinaire.

Plus de 500 000 Salvadoriens ont fui au cours des années 1980, provoquant un important flux de migrants vers les États-Unis. Mais après la fin de la guerre civile en 1992, le président Clinton a mis fin aux règles spéciales dont bénéficiaient les migrants salvadoriens. Des dizaines de milliers de personnes ont été renvoyées chez elles les mains vides. Beaucoup de ces jeunes hommes ont formé et rejoint des gangs, par exemple le gang MS-13, qui a été créé à Los Angeles et qui, par la décision de Clinton, a trouvé refuge au Salvador.

Entre 2000 et 2017, environ 2,5 millions de personnes ont été assassinées en Amérique latine, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, contre 900 000 tuées dans les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan au cours de la même période. Le Salvador est au centre de cette violence, principalement à cause de la guerre des gangs. En 2015, il était considéré comme le pays le plus dangereux au monde (en dehors des pays en guerre).

Selon un rapport de 2015, « la peur imprégnait la vie quotidienne, en particulier dans les communautés pauvres où les gangs jalonnent la plupart de leurs territoires. Les résidents qui franchissent la ligne invisible qui les sépare – généralement un pont, une route ou un parc d’apparence anodine – risquent d’être battus ou tués. Les chauffeurs de taxi redoutent les vols ou les enlèvements. Faire ses courses, aller à un rendez-vous amoureux ou à un match de football c’est se mettre en péril. Même rester à la maison n’est pas une garantie de sécurité…

« Les commerçants, les coiffeurs et les restaurateurs sont fréquemment agressés par des extorqueurs, qui menacent généralement d’incendies criminels ou de sectionner les oreilles ou les doigts des conjoints ou des enfants. Les parents regardent avec une inquiétude croissante leurs fils et leurs filles approcher de la puberté – et les inévitables pressions qui s’ensuivent pour rejoindre le gang local. Il n’y a souvent personne vers qui se tourner pour obtenir du soutien : les enseignants sont intimidés par les élèves et la police a peur d’entrer dans de nombreuses communautés ».

Quel que soit le point de vue sur Bitcoin, il est étonnant qu’un endroit dont on parlait comme une zone de guerre il n’y a pas si longtemps soit maintenant devenu, pour de nombreuses personnes à travers le monde, le chef de file d’une nouvelle technologie financière.

III. LE TRAUMATISME DE LA DOLLARISATION

La violence d’après-guerre au Salvador a été accompagnée d’un combat économique national. Aujourd’hui, le café, le bétail, le bois et la pêche constituent la base de l’exportation et ne peuvent pas répondre aux besoins croissants de la population. Le pays a enregistré des progrès depuis la fin de la guerre, mais n’a pas été en mesure de régler sa dette extérieure et reste tributaire de l’aide étrangère, des emprunts et des envois de fonds. La croissance économique a également été freinée par des catastrophes naturelles catastrophiques, la destruction causée par l’ouragan Mitch en 1998 (400 millions de dollars de dégâts) et un tremblement de terre de magnitude 7,6 en 2001 (2,8 milliards de dollars de dommages).

Comme le dit le proverbe salvadorien, « ce que nous exportons le plus, c’est notre peuple ». La recherche indique que les envois de fonds sont l’une des principales raisons de la baisse de la pauvreté au Salvador au cours des 25 dernières années. Les flux – qui représentent environ un quart du PIB – sont vitaux, mais tout ce temps et tous les efforts consentis par les Salvadoriens à Los Angeles, Washington ou New York sont consacrés à la construction et à la fourniture de services aux Américains, et non aux Salvadoriens restés au pays.

En 2001, le gouvernement a adopté le dollar américain comme monnaie légale qui a rapidement remplacé le colón traditionnel comme monnaie nationale. Le président Francisco Flores a annoncé la transition en novembre 2000, et la mise en œuvre a eu lieu le 1er janvier 2001, à peine 39 jours plus tard. Le pays a été dollarisé à 98 % en seulement 18 mois. Le changement soudain n’a laissé aucun espace pour le débat public et a jeté le soupçon : de nombreux Salvadoriens considèrent que la décision avait été prise au profit des élites, et non de la majorité de la population.

Contrairement à l’Équateur, qui faisait face à une forte inflation, la dollarisation au Salvador n’a pas été mise en place pour résoudre une urgence. L’inflation était de 4,3 % en 2000. La dollarisation était plutôt une prescription macroéconomique. Les défenseurs ont déclaré que cela aiderait à préserver le pouvoir d’achat des travailleurs et à les protéger des abus monétaires du gouvernement. Il a été présenté comme quelque chose qui faciliterait le commerce, empêcherait la monétisation de la dette, attirerait les investissements étrangers et abaisserait les taux d’intérêt. Les banques en particulier pourraient en bénéficier, car des taux d’intérêt plus bas leur permettaient d’emprunter à moindre coût à l’étranger et de prêter à l’intérieur du pays à des fins lucratives.

Cependant, selon Silvia Borzutsky, professeur de sciences politiques à l’Université Carnegie Mellon qui a étudié la dollarisation du Salvador, cette politique « a eu des effets extrêmement négatifs sur les groupes aux revenus les plus faibles sans faire beaucoup pour aider l’économie globale ».

Une enquête de 2002 menée par l’Instituto Universitario de Opinion Publica a montré que seulement 2% des Salvadoriens considéraient la dollarisation comme une réussite, tandis que 62,2% pensaient qu’elle avait porté préjudice à la nation. Une autre enquête menée en 2002 par l’Université d’Amérique centrale a révélé que 61% des salvadoriens interrogées ont déclaré que la dollarisation avait un « effet négatif sur leur situation économique personnelle ». Selon un papier de l’université d’Amérique centrale, « le secteur ayant le plus bénéficié du processus de dollarisation a été le système financier, qui ne risque plus désormais que ses paiements augmentent en raison d’une dévaluation décidée par le cercle politique. »

Au moment de la dollarisation, 21 % de la population salvadorienne ne savait pas lire, et, avec un taux de change de 8,75 colóns pour un dollar, un pourcentage encore plus important avait du mal à évaluer la valeur des choses en dollars. Selon une étude, « les entreprises n’étaient pas autorisées à augmenter leurs prix en dollars par rapport à ce qu’ils coûtaient en colóns. Ainsi, sur le marché formel, les prix sont arrondis au centime supérieur et l’inflation résultant de l’arrondi est minime. Sur le marché informel, où opèrent les pauvres, la situation est totalement différente… il n’y a presque pas de réglementation, donc les vendeurs ont souvent fixé des prix en dollars bien plus élevés que ce qu’ils facturaient en colons. Un participant a observé que certaines personnes profitent du change, et pour ce qui était auparavant sept colons, elles facturent maintenant un dollar. De sept colons à un dollar, c’est 25 % d’inflation. »

La perte de pouvoir d’achat est encore plus importante en raison de la différence dans les habitudes de consommation des classes les plus pauvres, qui achètent des choses plusieurs fois par jour au lieu d’une fois par semaine ou par mois comme le font les classes moyennes ou supérieures, ce qui entraîne une exposition plus constante aux hausse des prix. Le principal avantage déclaré de la dollarisation – des taux d’intérêt plus bas – n’a pas profité aux populations à faible revenu, car les pauvres n’obtiennent généralement pas de prêts des banques, mais plutôt du secteur informel à des tarifs exorbitants. Selon les données de 2002, 70 % du crédit au Salvador était alors prêté par quatre banques, les prêts à 400 clients représentant 60 % du total des emprunts.

La dollarisation a produit d’autre frustrations : les Salvadoriens ont eu le sentiment que cette décision politique a été imposée au pas de charge et sans consultation, et que la monnaie indigène a été remplacée par une monnaie impériale, celle d’une puissance étrangère qui avait aidé un régime brutal à détruire le pays pendant la guerre civile. .

Les attitudes négatives à l’égard de la dollarisation ont persisté pendant de nombreuses années. Dans un rapport du Los Angeles Times de 2007, une vendeuse de pommes de terre nommée Janette affirme qu’elle vendait 100 livres par jour, mais qu’elle se considère maintenant comme chanceuse quand elle en vend autant en une semaine. Pour elle « la vie est plus difficile maintenant » et le dollar est une malédiction.

Au milieu des années 2000, les salaires salvadoriens moyens n’ont augmenté que de 4 %, tandis que les prix des aliments et des boissons ont crû de 14 %. Les agriculteurs et les vendeurs de produits agricoles ont été confrontés non seulement à la hausse des prix des produits de base, mais également à une demande moindre de leurs produits. Le Los Angeles Times relate également l’histoire d’un éleveur de poulets qui a été contraint d’abattre son troupeau et d’abandonner son entreprise en raison de la dollarisation. Il ne pouvait même plus se permettre de manger ses propres poulets.

Partageant le sort d’autres pays qui utilisent la monnaie d’une économie plus puissante – comme, par exemple, les pays CFA d’Afrique de l’Ouest et du Centre – la dollarisation signifiait que le gouvernement salvadorien ne pouvait pas modifier la monnaie pour maintenir la compétitivité des biens et services, et que les salaires sont restés élevés par rapport à ceux d’autres pays. Cinq ans après la dollarisation, les importations du Salvador avaient augmenté « près de trois fois plus vite que les exportations », affectées également par la montée en puissance de la Chine, qui a dévalué sa monnaie pour rester compétitive.

Même aujourd’hui, 20 ans plus tard, alors que les effets macroéconomiques de la dollarisation semblent avoir été positifs sur le Salvador dans son ensemble, il existe des tendances négatives qui n’apparaissent pas dans les données officielles. Par exemple, lorsque le gouvernement américain monétise la dette afin de pacifier les crises financières et d’augmenter artificiellement la valeur des actions et de l’immobilier américains, les citoyens américains reçoivent des chèques de relance et les entreprises américaines reçoivent des renflouements. Mais ces bouées de sauvetage ne sont pas étendues au Salvadorien moyen, qui ressent le coût de la hausse des prix, sans les avantages.

La dollarisation est un souvenir douloureux pour de nombreux Salvadoriens, et l’idée d’un nouveau changement de devise imposée d’en haut fait peur. L’annonce soudaine et la mise en œuvre de la loi Bitcoin cet été a fait ressurgir de vieilles craintes.

Habituellement, lorsqu’un gouvernement change la monnaie, ce n’est pas bon pour le peuple.

Est-ce que ce sera différent cette fois-ci ?

IV. LE VILLAGE

On pourrait dire que l’improbable histoire de l’adoption de Bitcoin au Salvador a commencé il y a environ 15 ans, avant que quiconque n’ait jamais entendu parler de Satoshi Nakamoto, lorsque Jorge Valenzuela et Ramon « Chimbera » Martinez ont eu de la chance.

Ayant grandi à El Zonte, un village balnéaire de pas plus de 3 000 habitants, ils m’ont dit qu’il y avait très peu d’opportunités pour les jeunes hommes comme eux de faire quelque chose de différent. Leurs familles vivaient dans la région depuis des générations, s’occupant des terre des riches propriétaires de la capitale ou pêchant au large des côtes.

« Mon père est pêcheur, le père de Jorge est pêcheur », m’a confié Martinez. « Nous vivons dans un paradis naturel, avec un climat agréable, de la nourriture saine… et des gens sympathiques, mais nos familles n’ont jamais eu de réelles opportunités économiques. »

Leurs vies auraient pu continuer dans cette voie, sans un travailleur social, qui est venu à El Zonte et a planté une graine d’inspiration en eux, leur a enseigné l’espoir et a essayé de les mettre sur une nouvelle voie. « Nous avons développé un rêve pour changer notre réalité », a déclaré Martinez.

L’investissement de l’assistante sociale a porté ses fruits. Valenzuela et Martinez ont trouvé des emplois dans la construction de restaurants, la gestion de propriétés et l’enseignement du surf. Petit à petit, ils ont contribué à faire d’El Zonte ce qu’il est aujourd’hui.

« Nous avons appris que pour changer notre communauté, nous devions d’abord changer les autres », a déclaré Martinez. « Si vous changez tout seul, ce n’est pas suffisant. »

Mais la route était dure. Martinez a déclaré que si lui et Valanzuela ont bénéficié d’un mentorat, la plupart des gens autour d’eux n’ont pas eu cette chance.

« Nous avons perdu des amis, nous avons perdu des proches, nous avons commencé à voir des enfants qui ne rêvaient plus », a déclaré Martinez. La dépression économique et la violence des gangs étaient graves, mais ce n’était pas le problème principal. Ce sont les occasions manquées qui ont vraiment frappé le plus durement.

En 2006, Martinez et Valenzuela, avec leur ami Hirvin Palma, ont créé un programme qu’ils appellent « une lueur dans l’obscurité », qui visait à créer des familles pour les orphelins.

« Beaucoup d’enfants n’ont pas de père », a déclaré Martinez. « Nous avons donc créé un tissu social pour lutter contre cela, pour créer un changement à travers les enfants. »

Ils encadreraient les enfants qui se sont égarés et leur offriraient un nouveau réseau de soutien. Au fil des ans, certains des centaines d’étudiants avec lesquels ils ont travaillé sont allés à l’université, au lieu de rejoindre des gangs. Ils ont appelé ce programme « Remplissez le réservoir d’amour ».

« Nous avons tous un réservoir », a déclaré Martinez, « mais il doit être plein. »

Le problème était que les programmes de Martinez et Valenzuela ont commencé à s’essouffler il y a quelques années, alors que les flux de trésorerie commençaient à se tarir. Un jour, dit Martinez, un Américain est venu vers eux avec une idée.

Après la guerre civile, les surfeurs et les routards ont commencé à venir dans les environs d’El Zonte. L’un de ces touristes était un Californien nommé Mike Peterson.

« Lorsque nous avons rencontré Mike pour la première fois », a déclaré Martinez, « il était l’un des rares à avoir passer réellement du temps avec nous, les habitants, et à croire en cette communauté. »

Vers 2013, les trois ont commencé à travailler sérieusement ensemble, offrant des bourses, des mentorats et des emplois aux jeunes de la région.

En 2019, un donateur anonyme est venu à Peterson et a promis un gros cadeau à la communauté, à condition qu’il soit envoyé en bitcoin et dépensé à El Zonte de manière circulaire.

« Nous ne savions rien à propos de Bitcoin », a déclaré Martinez, « mais nous sommes des rêveurs et nous avons cru en Mike. »

Le premier vendeur à accepter le bitcoin était la mère de Valenzuela, qui s’appelle Mama Rosa. En 2019, elle a commencé à vendre des pupusas contre du bitcoin à des enfants qui avaient gagné des satoshis grâce aux programmes de Martinez et Valenzuela pour faire du travail communautaire.

Un soir, j’ai parcouru la principale rue d’El Zonte avec un groupe d’amis jusqu’à la pupuseria de Mama Rosa. Il s’agit d’une modeste boutique en bordure de route, à quelques mètres de l’autoroute locale, mais sert de point de rassemblement populaire pour les habitants et constitue un lieu emblématique de l’histoire d’El Zonte.

Nous avons commandé une variété de pupusas et payé en bitcoin. À la fin de notre repas, je me suis assis avec Mama Rosa et je lui ai demandé comment elle avait réagi lorsque son fils lui a dit qu’elle devrait accepter paiements en argent magique d’Internet ? Pensait-elle qu’il était fou ?

Elle a ri. « Je ne pensais pas qu’il était fou, mais j’hésitais à propos de cette monnaie », m’a-t-elle dit.

La dernière fois que le gouvernement a fait un grand changement de devise, elle avait souffert. Quand j’ai évoqué la dollarisation, Mama Rosa a grimacé, comme si elle souffrait physiquement.

« Nous ne voulions pas du dollar, nous voulions garder le colón », a-t-elle déclaré. Après le début de la transition, elle a subi la forte inflation des prix. « C’était très difficile », a-t-elle déclaré.

Donc, au début, elle doutait des plans de Valenzuela. Mais elle a cru en lui et a commencé à accepter la nouvelle devise, et plus particulièrement, elle a commencé à en économiser une partie sur son portefeuille téléphonique.

Aujourd’hui, elle conserve tous ses gains en bitcoin. Elle sait que c’est volatile, mais a accepté cette caractéristique. Elle a fièrement pointé derrière elle un camion impressionnant qui était garé à côté du restaurant et m’a dit qu’elle avait pu l’acheter récemment grâce à la valorisation de ses économies en bitcoins. Quand je lui ai demandé si elle était surprise de la hausse de la valeur du bitcoin, elle a ri. « Bien sûr que je suis surprise », a-t-elle déclaré.

Elle m’a dit qu’elle est incroyablement fière de son fils, non seulement parce qu’il a pris des décisions intelligentes et sages, mais parce qu’il améliore la vie de beaucoup de personnes.

Je lui ai demandé quel conseil elle donnerait à ses compatriotes qui ont peur de la loi Bitcoin.

« Il y a beaucoup de méfiance envers tout ce qui est nouveau », a-t-elle déclaré. « En plus de cela, des escrocs ont appelé des gens ici, essayant de les escroquer de leur bitcoin en leur demandant de leur envoyer pour un bien ou un service, avant de disparaitre. Pour obtenir tous les avantages, nous avons besoin d’éducation et de connaissances. »

« Mais au final, finit-elle, il n’y a rien à craindre. C’est juste une autre devise ».

V. Bitcoin Beach

Valenzuela m’a dit que l’idée initiale derrière Bitcoin Beach avait peu à voir avec les envois de fonds. L’objectif était de créer une économie circulaire. Un élément clé de l’effort a été la construction de La Maison de l’espoir, un bâtiment moderne à plusieurs étages à El Zonte où l’éducation autour de Bitcoin pourrait avoir lieu.

Le défi restait entier. Les commerçants disaient : « Si je ne peux pas le toucher, je ne l’utiliserai pas. »

Ainsi, au début, la direction de Bitcoin Beach a remis des créances sur papier aux étudiants et à d’autres qui faisaient partie du programme. Si le bitcoin baissait, La Maison de l’espoir les remboursait à leur valeur initiale. Au début, les étudiants voulaient tous échanger leurs créances contre des dollars. Mais finalement, ils ont commencé à les conserver et ont finalement appris à être leur propre banque et à conserver de vrais bitcoins dans leurs propres portefeuilles.

Valenzuela m’a dit que lorsqu’ils ont finalement convaincu les premiers petits commerçants de la ville d’accepter le bitcoin, c’était la première fois que la plupart d’entre eux effectuaient des transactions numériques et la première fois qu’ils commençaient à réfléchir sérieusement aux économies.

« Rappelez-vous », déclare Valenzuela, « les gens ici n’ont pas de compte bancaire. Dans nos communautés, nous ne recevons pas d’éducation financière et personne ne donne de conseils aux jeunes. Mais Bitcoin est un excellent professeur. »

Les familles ont commencé à épargner pour la première fois de leur vie.

« Les gens ici n’ont pas accès aux actions ou à l’immobilier ».

Bitcoin a contribué à l’inclusion dans le système financier. Valenzuela affirme que la communauté commence à épargner pour l’avenir, et que c’est un grand changement psychologique.

Bitcoin Beach a construit un groupe de formateurs communautaires pour aider les gens à naviguer dans les eaux inconnues de cette nouvelle monnaie. Valenzuela les appelle la « tribu pour l’inclusion financière ». Grâce à eux, a-t-il déclaré, « les enfants ne sont plus attiré par le côté obscur. Ils se tournent vers l’avenir. »

C’est pourquoi ils ont nommé le nouveau bâtiment phare de Bitcoin Beach – construit et bien équipé selon toutes les normes – La Maison de l’espoir. Pour Martinez c’est l’espoir d’un avenir où les gens auraient la liberté de choisir leur destin.

Grâce au nouveau paradigme, affirme Martinez, les gens du monde entier parlent maintenant du Salvador d’une manière différente. Il ne s’agit pas seulement de gangs et de blanchiment d’argent. Les gens envisagent un récit optimiste.

« Les gens parlent de nourriture, de pupusas, de surf, de météo, d’options d’investissement – cela devient une terre d’opportunités », déclare Martinez.

« Quand nous avons apporté un distributeur automatique pour la première fois, les gens ont ri. Ils ne rient plus maintenant. Nous sommes enfin les premiers pour quelque chose d’autre que le taux de meurtres. Toutes ces innovations ne se sont pas produites en Europe, aux États-Unis ou même dans la Silicon Valley, mais ici à El Zonte. D’autres villes et villages nous appellent maintenant, nous demandent notre secret. Il n’y a pas de secret. Seulement du travail acharné et le renforcement de la communauté. »

Aujourd’hui, Bitcoin Beach partage sa philosophie avec d’autres communautés de la région, une par une. Valenzuela et Martinez se rendent chaque semaine dans de nouvelles villes et aident les gens à créer des portefeuilles et leur donnent un peu de bitcoin. Si le gouvernement faisait cela, ont-ils dit, les gens seraient sceptiques. Mais parce que ce sont des villageois comme eux, ils sont ouverts.

« C’est beau que le pays tout entier puisse désormais avoir accès au système financier. C’est ce que nous espérions il y a 15 ans », s’enthousiasme Martinez avec un grand sourire. « Le début du rêve a été réalisé. Notre ville natale n’est plus un endroit effrayant sur une carte, mais un endroit passionnant où aller. Alors maintenant, nous célébrons. »

« Mais la loi Bitcoin n’est qu’un début. Le travail ne sera pas facile. Il nous a fallu deux ans et demi pour construire une communauté autour de cette idée avec seulement 3 000 personnes. Un pays de six millions ? Cela prendra du temps. »

VI. LE CADEAU

Lorsque je me suis assis avec Peterson sous le porche de sa maison à El Zonte, il m’a dit qu’il était venu pour la première fois au Salvador en 2004. Les choses semblaient aller mieux. Une décennie s’était écoulée depuis la guerre civile, et les gens avaient bon espoir.

Sa famille a acheté une maison dans la petite ville de surf et a commencé à y passer plusieurs mois par an, faisant du bénévolat et aidant aux efforts communautaires liés aux groupes religieux qui géraient des orphelinats, aidant à la réhabilitation des anciens membres de gangs et travaillant avec les victimes de trafic sexuel.

Mais la Grande Crise Financière, engendrée par Wall Street, a durement frappé El Zonte et le Salvador. Les gangs étaient déjà un problème, a-t-il dit, mais la situation a empiré en 2008 et 2009. La violence est montée crescendo jusqu’en 2016.

Aujourd’hui, un skate park se trouve en face de la maison de Peterson, juste sur la plage. Mais il y a quelques années, une petite maison se trouvait sur la propriété.

Le soir où Donald Trump a été élu président des États-Unis lors des élections de 2016, Peterson entendit une série de détonations et sortit pour regarder ce qui se passait. Il ne pouvait rien voir, alors retourna à l’intérieur. Mais le matin, alors qu’il sortait dans la rue, il a vu la police sortir un corps de la maison d’en face.

Son voisin a été assassiné de 40 balles, à quelques pas de là où j’étais assis, interviewant Peterson cinq ans plus tard. Il s’agit de la troisième personne assassinée en trois semaines dans le quartier de Peterson à El Zonte, a-t-il déclaré. Les gens pendant cette période ne sortaient pas la nuit, a-t-il dit. Certains ont même fui le pays, se rendant au Nicaragua ou au Guatemala. Sous la menace, les propriétaires d’entreprises locales versaient de l’argent aux gangs.

« Si vous ne payiez pas, dit-il, ils vous tuaient ».

Pour Peterson c’est un cercle vicieux : les pauvres ont l’impression que les riches les maintiennent la tête sous l’eau, alors ils réagissent avec violence, mais à la fin, c’est surtout les plus modestes qui sont touchés, car seuls les riches peuvent se permettre d’embaucher un service de sécurité privé.

Peterson était alors dans sa troisième année de travail avec Valenzuela et Martinez sur des projets communautaires à El Zonte. 10 à 15 membres actifs de la communauté, poussaient à aller de l’avant. Ils ont gardé la tête baissée et ont continué à travailler tout au long de 2017 et 2018. Heureusement, la criminalité nationale et locale a fortement chuté pendant cette période. Mais ils étaient toujours confrontés à des problèmes de financement.

Au printemps 2019, l’un des amis de Peterson lui a demandé s’il souhaitait une connexion avec une personne qui souhaitait faire un don en bitcoin. Il a bien sûr accepté. Il serait heureux de lui parler. Il avait été fan de Bitcoin, mais n’avait jamais pensé à l’intégrer dans son travail jusque-là.

Le donneur était anonyme, alors Peterson a rencontré ses agents de liaison. L’exigence était qu’un cadeau puisse être fait pour le travail communautaire à El Zonte, mais il serait fait en bitcoin, et Bitcoin devait être intégré aux programmes locaux. Le donateur ne voulait pas que le bitcoin soit vendu en dollars, il voulait qu’il circule, qu’il fasse partie de la philosophie locale et ne soit pas seulement un « cerceau à franchir ».

Peterson était ouvert à l’idée parce que le système bancaire local était exorbitant, bureaucratique et défectueux. Il était vraiment très difficile d’obtenir de l’argent des États-Unis. Ca impliquait des trajets en bus d’une heure, de longues attentes, des frais élevés et de fréquents retards, souvent inexplicables.

Dans sa propre expérience personnelle, il y a environ 10 ans, Peterson a essayé d’acheter une voiture, mais a eu du mal à retirer l’argent de son compte américain via un guichet automatique pour effectuer l’achat. L’opération a pris des semaines, et au moment où il a finalement obtenu l’argent, le propriétaire de la voiture l’avait vendu à quelqu’un d’autre. Il a noté que lorsque des étrangers essaient d’acheter une propriété et de développer la région, il y a un délai d’une à deux semaines entre l’envoi et le dédouanement, où les deux parties prennent des risques, et les accords échouent souvent.

Mais ce ne sont là que des inconvénients mineurs par rapport aux frais élevés auxquels les pauvres doivent faire face.

« Ils paient toujours le prix le plus élevé », déclare Peterson.

Ainsi, Peterson a proposé un argumentaire au donateur, comprenant des diagrammes dessinés à la main sur la façon dont le bitcoin circulerait en ville et un plan d’adoption sur trois ans. À la fin de l’été, le cadeau a été approuvé et Bitcoin Beach a commencé à mettre en œuvre des programmes officiels pour payer des individus en bitcoins pour le nettoyage de la communauté, la réparation des routes et le démarrage de projets de construction.

Peterson a également pris contact avec la société Athena basée à Chicago, qui a aidé à introduire un guichet automatique Bitcoin en ville. Cela, a déclaré Peterson, a fait une grande différence psychologique, car les résidents ont apprécié la façon dont ils pouvaient facilement encaisser des bitcoins en dollars à la demande. À l’automne, Peterson a déclaré que les gens de la classe moyenne de la capitale se rendaient à El Zonte le week-end pour acheter des bitcoins au guichet automatique. L’élan commençait à prendre forme.

En novembre 2019, Peterson s’est rendu à une conférence Bitcoin en Uruguay, où il a rencontré le podcasteur britannique Peter McCormack. Il a dit à McCormack qu’il devrait visiter El Zonte. Peterson a été choqué quand McCormack a dit « ça sonne bien, je viendrai cette semaine. »

Après sa visite, McCormack a enregistré une interview avec Peterson qui a été diffusée lors de la populaire émission « What Bitcoin Did« . Ce fut un moment important, déclare Peterson, car pour la première fois un grand nombre de personnes de la communauté Bitcoin entendaient parler d’El Zonte.

En juillet 2020, un article de Forbes est paru décrivant Bitcoin Beach. C’était, selon Peterson, la « première fois qu’El Salvador était présenté sous un jour positif » dans un magazine financier de classe mondiale.

Avec l’article de Forbes et le podcast de McCormack, les futurs contributeurs clés d’El Zonte, notamment le fondateur de Galoy Nicolas Burtey, le fondateur de Strike Jack Mallers et le chef de produit de Square Miles Suter, découvraient la communauté, inspirant de futures visites à l’automne et au printemps suivant.

En raison de la pandémie, le tourisme s’est arrêté à El Zonte en 2020. La plupart des hôtels ont fermé. Bitcoin Beach a répondu avec un programme de type UBI, où 40 dollars de bitcoins étaient régulièrement distribués aux familles dans le besoin. Si l’un de ces paiements avait été épargné jusqu’à maintenant, il vaudrait 400 $.

À la fin de 2020, Peterson, Valenzuela et Martinez pensaient que non seulement El Zonte mais l’ensemble du pays pourraient potentiellement se développer pour avoir le bitcoin comme monnaie. Mais ils n’ont jamais envisagé le genre de déploiement agressif qui viendrait l’année suivante.

Début 2021, Peterson a déclaré qu’il s’était rendu dans la capitale avec Suter, Martinez et Valenzuela pour une réunion avec le ministre du Tourisme. Ils ont parlé pendant deux heures de l’idée qu’El Salvador adopte une stratégie Bitcoin. Peterson a déclaré qu’ils l’avaient présenté comme une idée bon marché et facile pour aider à sortir du récit national des gangs et avoir une reconnaissance internationale. Selon Peterson le ministre semblait comprendre, mais seulement un peu.

En mai, cependant, Peterson a senti que quelque chose se passait. Des fonctionnaires se rendaient à El Zonte et examinaient de près les opérations de la Maison de l’Espoir. En avril et mai, le vice-ministre de l’éducation et le ministre du tourisme sont venus personnellement.

Selon Peterson la transition « n’a pas été toute rose » depuis l’annonce de la loi Bitcoin en juin. Avec la longue histoire de corruption du pays, les Salvadoriens suspecte un stratagème du gouvernement central.

En ce qui concerne la forte opposition nationale à la loi Bitcoin, Peterson a déclaré qu’en général, les gens ne comprennent pas Bitcoin et comme ils n’ont pas été consultés, ils pensent que ce nouveau programme sera utilisé pour voler le public – une préoccupation légitime étant donné que les trois derniers présidents salvadoriens ont tous pillé le pays.

Pour Peterson les gens sont également sceptiques quant à l’histoire d’El Zonte. Il est rare – voire inouï – que des anonymes fassent de gros cadeaux au Salvador, il y a donc beaucoup de suspicion autour du cadeau fondateur fait à Bitcoin Beach. La réponse de Peterson est que « si quelqu’un avait voulu créer un programme malhonnête, l’aurait-il lancé avec deux Salvadoriens qui ne sont pas allés au lycée et un étranger illettré en informatique dans un petit village ? Non, il aurait commencé dans la capitale. »

Malgré un large scepticisme national, Peterson prévoit que l’adoption de Bitcoin se déroulera bien au cours des prochaines années.

« C’est fréquent pour une technologie d’être adopté rapidement dans un pays en voie de développement : passer directement aux téléphones portables sans passer par les ligne fixes, par exemple. Bitcoin ne nécessite pas beaucoup d’investissement en capital ou n’a pas besoin d’une nouvelle infrastructure au-delà des guichets automatiques. Tout est logiciel et les gens ont déjà des téléphones.

Peterson pense qu’à long terme, la loi Bitcoin aura quatre grands impacts :

Premièrement, ça va créer une culture de l’épargne. Aujourd’hui, si vous conduisez autour de San Salvador, il y a une tonne de restaurants de restauration rapide et le prix de ces repas ne se compare pas favorablement aux salaires quotidiens. Beaucoup de gens dépensent les fonds reçus de l’étranger en restauration rapide et, en général, l’argent n’est pas utilisé à des fins productives car il n’y a aucun espoir pour demain. Bitcoin leur permet de briser ce cycle.

Deuxièmement, en offrant des opportunités commerciales. Il a déclaré qu’entre le développement hôtelier, le support back-office du secteur technologique pour les paiements et le conseil pour d’autres pays et entreprises du monde entier qui souhaitent adopter Bitcoin comme moyen de paiement, la création d’emplois pourrait être importante.

Troisièmement, les gains d’efficacité résultant des économies de frais et de temps sur les envois de fonds sont énormes. C’est difficile à comprendre pour les Américains, admet Peterson, mais les gens passent des heures à gérer les envois de fonds, font la queue et paient des frais élevés.

Quatrièmement, le sentiment de fierté que vous voyez chez les gens sachant qu’ils ouvrent la voie au lieu de suivre les autres. C’est la différence entre subsister dans la pauvreté et commencer à en sortir. Dans un pays avec une histoire aussi tragique et de tels cycles de violence, cesser d’être une zone noirs sur la carte pour devenir une destination passionnante n’a pas de prix.

Alors, quelle est la prochaine étape pour Bitcoin Beach ?

« Nous avons tergiversé », déclare Peterson. « Devions-nous nous concentrer sur El Zonte ou nous étendre au niveau national ? »

Ils ont finalement décidé de revenir à leurs racines et de travailler à la promotion du Bitcoin en tant qu’outil pour la jeunesse locale. D’autres peuvent gérer la dimension nationale.

« Notre objectif n’est pas l’adoption de Bitcoin mais de faire en sorte que les jeunes réussissent et construisent un avenir meilleur. Mais nous pensons que Bitcoin sera très profitable. »

Pour Peterson les communautés comme Bitcoin Beach sont reproductibles à condition que l’objectif soit plus profond que la simple promotion de la technologie. La mission doit être d’améliorer une communauté.

Si le bitcoin s’était écrasé l’année dernière, a-t-il déclaré, ils feraient toujours ce qu’ils font avec des dollars. Mais Bitcoin propose toutes sortes d’avantages qu’il n’avait pas prédits : aider les personnes à bâtir une culture financières, penser à l’avenir et redonner de l’espoir.

« Bitcoins c’est de l’espoir », affirme Peterson. « C’est le sentiment qui se répand ici. Nous pensons que l’avenir sera meilleur qu’aujourd’hui. »

VII. L’homme au pouvoir

Caméléon politique et opportuniste, Bukele, 40 ans, a évolué au cours de sa carrière. De membre d’un parti de gauche, le FMLN [1], à la création de son propre parti, Idées Nouvelles, largement considéré comme un parti de droite. Son taux de popularité se situe autour de 90 %, ce qui fait de lui le politicien le plus populaire de l’hémisphère et peut-être du monde.

La popularité de Bukele vient en grande partie du fait qu’on considère qu’il a aidé à éliminer le crime et à construire de nouvelles infrastructures pour rendre le pays plus sûr et plus attrayant. Le taux de meurtres au Salvador était déjà passé de plus de 100 homicides pour 100 000 personnes en 2015 à environ 40 au moment de son entrée en fonction – puis a encore baissé à 20 sous son administration. Des journaux indépendants comme El Faro allèguent que Bukele a réduit la violence en concluant des accords avec de grands gangs, mais personne ne se plaint du déclin de la violence.

Le gros problème c’est que Bukele a abusé de sa popularité pour démanteler les institutions démocratiques. Le monde a eu un aperçu de ce comportement au début de 2020, lorsque Bukele a fait passer un projet de loi de dépenses à l’Assemblée nationale en encerclant le bâtiment avec des tireurs d’élite et en faisant entrer des troupes armées dans la chambre des représentants. En février de cette année, son parti a remporté une majorité qualifiée et, au cours des derniers mois, il a réquisitionné le pouvoir judiciaire. Cinq juges de la Cour suprême ont été limogés en mai et remplacés par ses partisans. Dans le même temps, Bukele a limogé le procureur général, qui enquêtait sur la corruption au sein de son gouvernement. Suscitant des inquiétudes quant à la transparence, il a également demandé à l’Assemblée nationale de garder secrètes les dépenses gouvernementales liées à la pandémie.

Le 31 août, la législature a adopté un projet de loi qui met à la retraite tous les juges ayant plus de 30 ans de service ou plus de 60 ans – soit environ un tiers du corps – pour permettre à Bukele de les remplacer. Certains de ces juges enquêtaient sur des crimes de guerre commis dans les années 1980 par le gouvernement contre des civils, notamment les atrocités d’El Mozote. Si les dossiers sont clos, il est possible que personne ne soit tenu responsable de ce qui s’est passé là-bas. Toujours en août, les responsables du parti de Bukele ont avancé une proposition de refonte de la constitution qui, entre autres changements, supprime une clause interdisant le régime à parti unique.

Le 3 septembre, la Cour suprême, désormais favorable à Bukele, a décidé que les présidents pouvaient se présenter pour un deuxième tour consécutif, ouvrant la voie à sa réélection en 2024. Cette décision va clairement à l’encontre de la constitution.

L’ambassadeur américain au Salvador a récemment comparé Bukele à Hugo Chávez. Mais comme Human Rights Watch l’a souligné, il a fallu cinq ans à Chávez pour prendre le contrôle de la Cour suprême du Venezuela, sept ans pour mener une purge judiciaire de masse et 10 ans pour contourner les limites électorales. Il n’a fallu que deux ans à Bukele pour faire de même.

Ce n’est probablement pas un hasard si le lancement de Bitcoin a eu lieu en même temps que la décision de la Cour suprême. Bukele utilise Twitter à la perfection et l’a utilisé magistralement ces derniers temps – se permettant même de se moquer du Fonds monétaire international (FMI) et renvoyant les États-Unis à leurs propres affaires – mais n’a rien dit à propos de la Cour suprême. De même, la veille de l’annonce de donner cours légal au bitcoin au Salvador (dans une vidéo lors de la conférence Bitcoin 2021 à Miami), son gouvernement a rompu un accord anti-corruption avec l’Organisation des États américains.

En général le plan pour les dictateurs – qu’il s’agisse de Poutine, d’Erdogan, de Chavez et de tant d’autres dans le monde – c’est de consolider contrôle politique, puis de s’en prendre aux médias, puis à tout homme d’affaires puissant qui pourrait se mettre en travers de son chemin. Cet été, les autorités salvadoriennes ont fait un pas dans cette direction en expulsant le journaliste d’El Faro Daniel Lizárraga.

Comme l’a écrit El Faro : « Dans les administrations précédentes, les enquêtes journalistiques ont révélé l’utilisation abusive des fonds publics et la corruption systémique. Entre autres résultats, ces enquêtes ont conduit à la poursuite de cas de corruption au plus haut niveau du gouvernement, ainsi qu’au discrédit des deux principaux partis politiques couvrant ces actes. Ces enquêtes s’intéressent à Bukele et à son parti. »

Le journal affirme qu’il essaie de désactiver les institutions mêmes s’il s’agit de celles qui lui ont permis d’arriver là où il est aujourd’hui.

Lorsque j’ai parlé au rédacteur en chef d’El Faro, Carlos Dada, il m’a dit qu’un pays comme la Suisse ou l’Allemagne aurait dû expérimenter Bitcoin, « pas le Salvador, où les gens n’ont aucun moyen de voir ce que fait le gouvernement, et où aucun on sait ce qu’est le Bitcoin. Avec la dollarisation, nous savions au moins ce qu’était le dollar. »

Il a ensuite résumé sa position sur les réseaux sociaux : « Le Bitcoin a été imposé à une population appauvrie par un gouvernement opaque, autoritaire et corrompu. »

Dada a reçu des menaces de mort pour son travail. Il a déclaré au New Yorker qu’il levait les yeux de son bureau un jour plus tôt cette année et qu’il avait vu un drone flotter à l’extérieur de la fenêtre. Il lui a donné « l’opportunité d’examiner biométriquement mon majeur ».

Des défenseurs de la vie privée comme Matt Odell ont exprimé leur inquiétude quant au fait que l’application Chivo pourrait se développer pour remplacer les transactions en espèces, qui offrent, par défaut, une excellente confidentialité. Transférer ces paiements dans un système numérique où le gouvernement a une connaissance complète de tous les aspects des transactions pourrait pousser le pays vers un état de surveillance.

Au final, pourquoi Bukele a-t-il poussé cette loi ? Était-ce pour distraire le monde de sa main mise sur le pouvoir ? Pour – comme le prétendent le plus souvent ses détracteurs – blanchir de l’argent via un réseau plus difficile à surveiller que le système bancaire ? Ou pour essayer de faire entrer les citoyens dans son système Chivo, où il pourra mieux les surveiller et les contrôler ? Était-ce un plan de secours, au cas où les prêteurs internationaux l’interrompraient ? Peut-être, comme le disent ses partisans, pour frapper en premier dans une course aux armements numériques, moderniser le pays et attirer les investissements et les talents ? Ou était-ce simplement pour mettre Le Salvador, et sa propre personne, dans l’actualité internationale ?

Toutes les combinaisons sont possibles, mais une chose est sûre : Bukele est beaucoup plus connu internationalement aujourd’hui qu’il ne l’était il y a six mois, et est maintenant le leader le plus reconnaissable d’Amérique centrale.

Sur le plan géopolitique, un prêt d’un milliard de dollars du FMI au Salvador est en attente, et les États-Unis et d’autres entités internationales pourraient essayer de faire pression sur Bukele pour qu’il fasse des concessions avant que l’argent ne soit versé. On préfèrerait qu’il reste dans le consensus de Washington plutôt que celui de Nakamoto. Ces blocages sont-ils une réaction à l’érosion de la démocratie au Salvador ou à la promotion du Bitcoin par le président? Rien n’est encore clair. Peu de temps après l’adoption de la loi Bitcoin, l’administration Biden a sanctionné 11 Salvadoriens proches de Bukele pour corruption. Et le 5 septembre, le département d’État américain a publié un communiqué de presse accusant Bukele de saper la démocratie.

Les critiques disent que Bukele utilisera Bitcoin comme un outil pour lutter contre les sanctions américaines. Mais comme l’a souligné The Economist , il est peu probable que les États-Unis fassent trop pression sur Bukele : Biden est confronté à une crise d’immigration et l’instabilité au Salvador pourrait augmenter les flux de migrants vers les États-Unis, provoquant des problèmes politiques pour la Maison Blanche. Le 27 août, le gouvernement américain a fait offert de l’équipement à l’armée salvadorienne, dont huit hélicoptères.

Le 8 juin, alors que la loi Bitcoin était adoptée par la chambre des représentants, Bukele a rejoint un chat Twitter organisé par l’investisseur et entrepreneur Nic Carter et a répondu aux questions d’un public constitué de plus de 20 000 personnes. J’ai eu l’occasion de lui poser deux questions : Premièrement, les Salvadoriens pourront-ils utiliser le portefeuille qu’ils souhaitent, ou seront-ils obligés d’utiliser le portefeuille Chivo (il a répondu que le choix leur appartiendrait). Et aussi, j’ai demandé si l’État avait prévu de faire du minage de Bitcoin avec ses ressources naturelles. Sur ce dernier, il a d’abord dit non, mais a ensuite rapidement commencé à décrire l’idée d’utiliser des volcans pour exploiter Bitcoin avec les surplus d’énergie géothermique du pays.

Le lendemain, Bukele a publié une vidéo prise sur un site géothermique, affirmant que l’État se préparait à extraire du Bitcoin en utilisant 95 mégawatts (MW) d’énergie 100% propre. Il a ensuite publié des croquis d’une installation minière futuriste de Bitcoin. Si son administration est en mesure de mettre en place efficacement ces opérations, elle pourrait fournir un flux de revenus non-FMI et un moyen de financer le développement que d’autres pays émergents pourraient imiter.

Malgré sa capacité à autonomiser les individus, améliorer les envois de fonds et mettre le Salvador sur la carte, la loi Bitcoin est peut-être l’action la plus impopulaire prise par Bukele depuis qu’il est devenu président. Selon un récent sondage administré par l’Universidad Centroamericana José Simeón Cañas, environ 95% des Salvadoriens estiment que l’adoption ne devrait pas être obligatoire, et une majorité pense que le gouvernement devrait pas utiliser des fonds publics pour Bitcoin. Sept sur 10 estiment la loi devrait être abrogée. L’enquête a également révélé à quel point les Salvadoriens connaissent peu Bitcoin, 43 % déclarant qu’ils pensaient qu’il s’agissait d’une monnaie physique et 20 % déclarant qu’un BTC valait un dollar ou moins.

Lorsque j’ai assisté à une manifestation contre la loi anti-Bitcoin le 1er septembre au centre-ville de San Salvador, j’ai été confronté à ce manque de connaissances et je me suis également rappelé le comportement autoritaire de Bukele. Ce matin-là, la police a arrêté Mario Gomez, un informaticien très critique envers la loi Bitcoin sur les réseaux sociaux. Il a ensuite été relâché, mais l’action était clairement un geste d’intimidation.

Lors de la manifestation, j’ai rencontré la leader du syndicat salvadorien des employés de la justice. Elle m’a dit que les gens avaient peur de perdre leur liberté et sont toujours marqués par la dollarisation. Elle a déclaré que de nombreuses familles ne peuvent toujours pas se connecter à Internet et que, malgré l’iPhone dans la poche de leur chemise, même certaines personnes dans la capitale ont du mal à se connecter.

Dans les zones rurales, a-t-elle dit, il y a encore moins de connexions. L’opposition ne cesse de répéter ce point de discussion, même s’il convient de mentionner qu’El Salvador dans son ensemble compte environ un téléphone portable et demi par personne, que pratiquement tout le monde à El Zonte avait un téléphone et que les deux tiers du pays utilisent les médias sociaux. Quoi qu’il en soit, a-t-elle déclaré, « la loi favorisera les 1% ».

Les manifestants ont affirmé qu’ils étaient contre la loi, pas contre la technologie, et ont admis ou révélé à travers leurs déclarations qu’ils en savaient très peu sur Bitcoin. Si l’on ne comprend pas le potentiel d’autonomisation de Bitcoin, alors bien sûr, on pourrait penser que les 200 millions de dollars dépensés pour le projet sont un gaspillage d’argent qui devrait aller ailleurs pour aider les gens.

Les préoccupations des manifestants concernant le manque de transparence et l’absence de consultation avant le déploiement de Bitcoin sont légitimes et ne sont pas anodins. Le fait est que très peu de Salvadoriens avaient entendu parler du Bitcoin jusqu’à récemment, et la plupart n’en savent rien. Conséquence : les gens ont peur et pensent que c’est un outil de blanchiment d’argent.

« La loi ouvre la porte à des personnes malveillantes », m’a dit le dirigeante syndicale.

Je lui ai demandé si elle aimerait en savoir plus sur Bitcoin.

« Je ne suis pas intéressée », m’a-t-elle répondu.

VIII. ÊTRE VOTRE PROPRE BANQUE

Enzo Rubio est un entrepreneur salvadorien, le fondateur du Point Break Café où Karla travaille et le propriétaire d’un autre lieu plus grand dans la ville voisine d’El Tunco. Il m’a dit qu’il avait grandi à San Salvador et qu’il avait déménagé dans la région d’El Zonte en 2016, principalement pour surfer.

Amoureux de la région, Rubio a ouvert son café à El Tunco en 2017.

« J’adore le café, et il n’y avait pas de bon café dans les alentours », a-t-il déclaré.

Il a dit que tout s’était bien passé, se nourrissant d’une nouvelle vague de touristes à mesure que la violence commençait à diminuer. El Tunco est beaucoup plus grand qu’El Zonte, avec beaucoup plus de magasins, de restaurants, d’hôtels et de piétons en général.

L’un de ses clients les plus fidèles était le propriétaire de l’hôtel Garten à El Zonte. En 2018, il a convaincu Rubio d’y établir un deuxième site, qui a finalement ouvert ses portes en novembre 2020 après plusieurs années de construction.

Rubio a immédiatement remarqué à quel point la communauté était étroite à El Zonte. Il savait également qu’il se passait quelque chose avec Bitcoin.

« Je ne savais pas quoi », m’a-t-il dit, « mais le buzz était venu jusqu’à moi. »

L’un de ses premiers clients était Nicolas Burtey, le développeur du populaire portefeuille Bitcoin Beach, qui visitait El Zonte avec sa femme et ses enfants. Ils se sont rencontrés lors des premiers jours de l’ouverture du café et ont demandé quelques cappuccinos. Au moment de payer, Burtey a simplement demandé : « Acceptez-vous le bitcoin ? »

Rubio a répondu non, mais qu’il aimerait bien.

« En moins de deux minutes, Nicolas m’avait installé un portefeuille et m’avait payé 8,50 dollars en BTC. C’était ma première transaction. Maintenant, cela vaut environ 25 dollars. »

La famille de Burtey a fourni à Rubio une pancarte indiquant qu’il acceptait le bitcoin. Au cours des premiers mois, a déclaré Rubio, cela représentait en fait 10 à 15 % de ses ventes. Il m’a dit qu’il avait de la chance que les affaires sur les deux sites se portent bien, il n’a donc pas eu besoin de vendre le bitcoin. Il l’a vu croître en termes de dollars au fil du temps.

Peut-être que dans une autre année, le prix aurait été dans l’autre sens, et il aurait paniqué.

« Au bon endroit, au bon moment », a déclaré Rubio.

Au début de 2021, Rubio avait économisé plus de 500 dollars en bitcoins, à la fois auprès des touristes mais aussi des habitants qui gagnaient des satoshis en faisant du travail communautaire via la Maison de l’espoir.

Au début, il avait des inquiétudes concernant les liquidités, mais une fois qu’il s’est rendu compte que la Maison de l’espoir permettait de changer les BTC en dollars pour lui à tout moment, il a cessé de s’inquiéter. Le fait qu’il soit liquide faisait toute la différence, tout comme le Lightning Network. Attendre 10 ou 20 minutes pour qu’une transaction soit réglée n’est pas pratique. Mais Lightning change la donne.

Rubio s’est souvenu de la visite de Mallers.

« Un jour, mon ami m’a appelé et il était très excité. Il a dit, Jack Mallers est là ! C’est le gars en sweat à capuche. »

Mallers venait au café trois ou quatre fois par jour, payant en bitcoins, et cela l’aidait, lui et son personnel, à se familiariser avec les commandes fréquentes. C’était « un bon exercice », a déclaré Rubio. Lorsque j’ai visité le Point Break Café il y a quelques semaines, le processus s’est déroulé sans heurts, comme si Karla avait utilisé Bitcoin toute sa vie.

Au début, a déclaré Rubio, Karla devait l’appeler chaque fois que quelqu’un voulait payer en bitcoin, et il lui enverrait un code QR. Mais maintenant, avec le compte Strike sur tablette, les choses sont faciles.

Pour Rubio l’histoire de Karla est « un cas limpide d’inclusion financière ».

J’ai posté une vidéo de moi en train d’acheter du café à Karla en utilisant Lightning sur Twitter, et elle est devenue virale, attirant plus de 650 000 vues. J’ai ajouté les pages de tip de Karla, sur Strike et aussi celle de Bitcoin Beach, et ils ont reçu des dons toutes tailles provenant de dizaines de pays à travers le monde.

« C’était incroyable à voir. A un moment donné, les pourboires arrivaient régulièrement pendant des heures. Quand quelque chose devient viral, quand vous voyez des millions de personnes regarder votre vidéo TikTok, c’est génial, mais dans la cas présent c’était bien mieux, parce que ce n’était pas des likes, c’était des satoshis. »

« Maintenant, comme tant d’autres ici, elle crée une stratégie d’épargne », a-t-il déclaré. « C’est la même chose pour moi. J’ai eu plusieurs autres entreprises, mais je n’ai jamais mis de côté d’argent pour les urgences. Bitcoin vous donne une plus grande motivation pour économiser au lieu de dépenser. Nous savons que l’inflation du dollar est peut-être de 3% à 4% par an officiellement, mais ici, les choses deviennent plus chères, même de semaine en semaine. Je sais que plus j’attends pour dépenser le BTC, plus mon pouvoir d’achat sera élevé.

Toute la région est en train de se redresser économiquement, affirme Rubio. El Tunco fait trois fois plus d’affaires que son emplacement à El Zonte, mais ce dernier fait maintenant le volume que le premier faisait auparavant.

« Le Point Break Café est maintenant l’endroit où aller », m’a dit Rubio qui a été interviewé par Bloomberg et le Wall Street Journal.

J’ai visité El Zonte pendant une période typiquement morte en basse saison, lorsque l’humidité et la chaleur culminent, et lorsqu’il pleut presque tous les jours. Et pourtant, même en milieu de semaine, les hôtels étaient bondés. Il y avait un bourdonnement d’énergie chaque nuit.

Quand j’ai interrogé Rubio sur Bukele, cependant, son ton a changé. Rubio trouve contradictoire que Bukele impose Bitcoin à la population.

« Bitcoin est tellement anti-gouvernemental », a-t-il déclaré. « Il est donc surprenant qu’un gouvernement veuille apporter Bitcoin au peuple. »

Jusqu’il y a peu, Rubio pensait qu’une loi sur le cours légal serait impossible. Il avait vu Bukele tweeter à propos de Bitcoin à quelques reprises en 2017, alors il savait que c’était dans son esprit depuis longtemps. Mais pourquoi le gouvernement donnerait-il au peuple la possibilité d’effectuer des transactions en dehors du système bancaire ?

« Il y a tellement de lois anti-blanchiment », a-t-il déclaré. « Ouvrir l’économie au Bitcoin, c’est l’inverse. »

Deux mois avant l’annonce de la loi Bitcoin, me confie Rubio, il y avait même des rumeurs selon lesquelles le gouvernement reviendrait au colón. Sa mère l’a prévenu, disant qu’ils devaient retirer leur argent des banques, craignant une perte en cas de conversion de devises.

La loi a stupéfié Rubio.

« Il y a des discussions sur Bitcoin et d’autres discussions sur la façon dont le gouvernement met en œuvre son adoption. »

« Bitcoin consiste à défier le gouvernement », a-t-il déclaré. « Il s’agit de retirer au gouvernement le pouvoir de jouer avec notre économie et notre argent, de l’empêcher d’intervenir.»

Pour lui, rendre obligatoire l’acceptation du bitcoin est « une grosse erreur ».

Il critique également le portefeuille Chivo, qui, selon lui, n’est « même pas un portefeuille gouvernemental, c’est une entreprise privée qui a été créée en quelques semaines seulement à cet effet ».

Rubio craint qu’il ne s’agisse d’un stratagème visant à dépenser l’argent des contribuables pour permettre à une entreprise privée de faire des profits.

« Ce n’est réglementé par aucun organisme public », a-t-il déclaré.

Rubio essaie de faire sa part pour boycotter le portefeuille du gouvernement. Il ne l’a pas encore téléchargé et il fait ce qu’il peut pour aider les gens à utiliser d’autres portefeuilles.

« La révolution, c’est d’être votre propre banque », a-t-il déclaré. « Vous ne pouvez pas faire ça si vous utilisez le portefeuille de Bukele. »

IX. Si no tienes las llaves, no es tu dinero [3]

Était-ce une bonne chose que le roi Jean signe la Magna Carta ? Que le Parti communiste chinois autorise l’entreprise privée ? Que la dictature cubaine introduise Internet ?

Dans tous les cas, oui. Ces changements politiques ont contribué à améliorer la vie de milliards de personnes. Mais les dirigeants autoritaires qui ont apporté ces changements radicaux ne méritent pas nécessairement des éloges. Si Bitcoin réussit, il continuera à coopter de nombreux dirigeants. Mais Bitcoin existe pour séparer l’argent de l’État, et même si nous libérons le premier, nous devons rester prudents vis-à-vis du second.

Aujourd’hui, Bukele va vite. Au cours de la rédaction de cet article, au cours des dernières semaines seulement, le sujet de sa candidature à un autre mandat est passé de la spéculation à quelque chose qu’il ferait peut-être l’année prochaine, puis à une décision réelle de la nouvelle Cour suprême, ouvrant la voie la voie à sa réélection. Il semble conscient des critiques internationales, en tweetant hier encore « ¿ Y la dictadura ? » à ses 2,9 millions de followers.

Ses partisans, bien sûr, disent qu’il a besoin de plus de temps pour faire le ménage, mettre fin à la corruption et mettre en œuvre ses réformes. Mais quiconque a étudié le populisme et la dictature saura que c’est ce que disent toujours les fans d’hommes providentiels. J’ai visité El Zonte avec des citoyens de pays voisins comme le Nicaragua et le Venezuela. Ils avaient déjà vu ce film et étaient alarmés par les drapeaux rouges se levaient au Salvador.

Une dictature de Bukele n’est pas inévitable, mais elle semble chaque jour plus probable, à moins que le président ne change son comportement. Entre-temps, l’outil pacifique de protestation et d’autonomisation de Bitcoin a été associé à Bukele et à son régime dans l’esprit de nombreuses personnes. Cette association sera difficile, voire impossible dans certains cas, à rompre.

Que peuvent faire les militants des droits humains ? Au-delà des tactiques traditionnelles consistant à soutenir les médias indépendants et à garder les projecteurs sur le comportement du gouvernement, un effort louable serait d’encourager les Salvadoriens à utiliser des portefeuilles Bitcoin non « custodial » et à éviter le portefeuille du gouvernement. Après tout, les fonds de Chivo ne sont pas de vrais bitcoins, mais simplement des promesses de paiement confiscables.

« Si no tienes las llaves, no es tu dinero » — pas vos clés, pas vos pièces — pourrait devenir un cri de ralliement.

Si Bitcoin a un impact positif à long terme sur le Salvador, alors l’éducation semble être l’une des choses les plus importantes sur lesquelles se concentrer en ce moment. Comme l’ont dit Karla et Mama Rosa, l’intégration a été difficile au début. Les gens hésitent à propos du Bitcoin et ne voient sa valeur que plus tard, au fil du temps. Aujourd’hui, il y a plus de six millions de Salvadoriens dans cet état d’esprit sceptique, qui n’ont pratiquement pas utilisé Bitcoin et ne savent pas ce que c’est.

Sans un effort soutenu et localisé pour diffuser les connaissances sur la façon d’utiliser Bitcoin de manière libre, afin de limiter le pouvoir du gouvernement et protéger la liberté individuelle, les gens n’en bénéficieront pas.

Ce qui est clair en visitant El Zonte et en discutant avec les dirigeants de la communauté, c’est que Bitcoin n’est pas quelque chose que vous pouvez saupoudrer sur une ville pour lui donner vie. À lui seul, il n’est pas un outil suffisant pour responsabiliser une population.

Oui, il est vrai que Bitcoin a aidé un petit village à changer le monde. Mais sans Valenzuela, sans Martinez, sans Peterson, sans Mama Rosa et sans des entrepreneurs prêts à prendre des risques comme Rubio et Karla, aucun changement ne se serait produit.

Il serait sage de se rappeler que c’est un village qui a lancé le mouvement Bitcoin au Salvador, et non pas un homme providentiel.

Source : bitcoinmagazine.com


[1] Gâteau épais du Salvador, fait de semoule de maïs ou de farine de riz.

[2] Union de cinq mouvements de guérilla marxistes, le Front Farabundo Martí de libération nationale (en espagnol : Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional, abrégé en FMLN) est un mouvement politique salvadorien fondé en 1980.

[2] Si ce ne sont pas vos clés, ce ne sont pas vos bitcoins.