L’économie des pyramides hiérarchiques et celle des réseaux distribués ou les raisons profondes du désamour des élites envers Bitcoin

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Deux régimes d’organisations de la production économique

Commençons par un petit rappel théorique. Tous les groupes sociaux ayant des interactions économiques (production, transactions…) peuvent être décrits comme des réseaux de plus ou moins grandes pyramides hiérarchiques (chef(s), sous-chef(s), exécutants…) selon leur degré de centralisation. C’est notamment le cas des entreprises ou des associations. Dans le cadre d’une décentralisation maximale, il est question de réseau distribué où chaque nœud du réseau est « singulier » (il doit être considéré de manière individuelle).

Ci-dessous une illustration des différents modes d’organisations en fonction de leur degré de centralisation :

Figure 1 : Différents modes d’organisation en fonction de leur degré de centralisation.

Dans les domaines industriels, la taille optimale des organisations varie selon la manière dont les évolutions technologiques modifient le coût d’acquisition et de coût de fonctionnement marginal [1].

Durant la guerre froide, le monde était quasi-exclusivement scindé en deux blocs car des évolutions technologiques précédentes (le nucléaire notamment) avantageait les grandes organisations. De même, jusqu’à la fin du XXe siècle les coûts d’acquisition et coûts marginaux des moyens de communications (télégramme, voie postale mécanisée…) favorisaient les « grands » Etats (les USA ou l’URSS et non la Suisse).

Or internet a changé la donne, c’est la principale raison pour laquelle la décentralisation est à la mode en ce début de XXIe siècle. Les gens ont de moins en moins besoin de se regrouper pour accéder à certains services qui avant nécessitaient de forts coûts d’acquisition et/ou de fonctionnement marginal.

L’exemple typique est la Suisse, non pas que les Suisses n’ont pas de mérite mais leur succès économique est en grande partie dû au changement de paradigme industriel né d’internet. Il y a un siècle ce n’était pas un pays aussi riche. Si ce premier mouvement de décentralisation a eu lieu avec les radios libres (les hippies créaient leurs radios alternatives dès les années 70), c’est en réalité avec internet dans les années 90 que cette décentralisation prend pleinement forme au niveau de toute la société.

Ainsi, selon les domaines industriels et les évolutions techniques, les tailles optimales des organisations varient selon différents degrés de centralisation et influencent plus globalement les sociétés dans leur ensemble [2-4].

Application actuelle des pyramides hiérarchiques

Le nucléaire est typiquement un secteur de l’économie exclusivement organisé en pyramide hiérarchique. Pour des raisons techniques, produire de l’énergie à base de combustible nucléaire implique de s’organiser à plusieurs avec un haut degré de qualification, d’investissements et de normes. Cette industrie est étroitement dirigée au niveau macro-économique par la plus grande des pyramides hiérarchiques de la société qu’est l’Etat. Il n’existe d’ailleurs pas de réseau de petit producteurs exploitant de l’énergie nucléaire dans leur garage ou leur jardin.

D’autant que si la production nucléaire nécessite un savoir théorique et technique très avancé, ce savoir n’est que peu soumis à une variation et un traitement de l’information. En effet, si certaines découvertes peuvent changer l’état de l’art des connaissances scientifiques, il n’est pas question « d’uranium édition limité », « d’uranium disruptif » … D’autant que les évolutions sont planifiables (fusion, ITER, EAST…).

Un des avantages du type d’organisation en pyramides hiérarchiques est qu’il est facilement nationalisable dans le sens où stock, flux, efficacité des procédés et rendement peuvent être mis en équation :

– Coût du stock + coût de transformation = coût de production
– Coût du stock = coût des matières premières + coût d’acheminement + coût de stockage…
– Coût de transformation = coût de la main d’œuvre + coût de fonctionnement…

Remarque : On n’aborde pas ici des aspects plus complexes (amortissement, assurances…).

Indirectement, cette organisation permet un plus grand contrôle de ces différents paramètres, « le stock est-il bien arrivé ? », « les salariés travaillent-ils au maximum de leurs capacités ? » …

Ci-dessous une représentation très simplifiée du schéma de la structure d’une usine :




Figure 2 : Schéma très simplifié de la structure d’une usine

Cette rationalisation de la production est le marqueur des sociétés industrialisées dites « capitalistes » (cf Max Weber et Karl Marx), mais les apparatchiks des bureaucraties socialistes sont tout à fait capables d’organiser le même genre de structure. D’ailleurs, pour des penseurs comme Jacques Ellul ou Jean-Jacques Rosa, ce n’est pas tant les idéologies capitaliste ou socialiste qui provoquaient un rejet des populations, mais plutôt un degré de centralisation trop élevé [1, 5].

Ci-dessous un schéma des structures de pouvoir de la production rationalisé chez les capitalistes et chez les communistes :




Figure 3 : les structures de pouvoir de la production rationalisé chez les capitalistes et chez les communistes

Comme vous pouvez le constater les structures sont quasiment identiques (cf La ferme des animaux), à la chute du mur de Berlin beaucoup de penseurs (écologistes, libertariens, crypto-anarchistes…) se sont demandés comment créer une production rationalisée vraiment différente.

Application actuelle des réseaux décentralisés/distribués

L’industrie de la production de vin est typiquement un secteur de l’économie exclusif aux réseaux décentralisé, les variations de goûts, robes, nez et autres caractéristiques rendent le vin peu propice à la massification standardisée des pyramides hiérarchiques (contrairement au Coca-cola). Si au niveau micro-économique il est question d’une petite pyramide hiérarchique (le viticulteur encadre ses ouvriers), au niveau macro-économique c’est un réseau décentralisé avec différents acteurs ayant plus ou moins d’interaction entre eux, qui évoluent de manière dynamique et dont les variations et le traitement de l’information sont conséquents (saisons, sécheresse, grands millésimes…).

Malgré sa décentralisation il est possible de rationaliser l’industrie du vin (quantité produite, croissance…). Or dans les secteurs ayant émergé avec internet il n’est plus seulement question de réseau décentralisé mais aussi de réseau distribué dont l’évolution est plus rapide que les autres secteurs (car l’information y circule très vite).

Contrairement au mode d’organisation présenté précédemment, les réseaux distribués sont très difficilement nationalisables. L’on pourrait rétorquer que ce réseau n’est qu’une somme de petites pyramides hiérarchiques et qu’il suffirait de faire la somme de celles-ci, c’est d’ailleurs le cas pour le secteur de la viticulture. Or dans la pratique c’est plus complexe, car c’est un réseau de pyramides hiérarchiques dont la quantité de matières premières, le coût de fonctionnement, la taille de structure (et même l’existence ou pas) varie en fonction du temps et très rapidement. Il faudrait « sonder » (ou « échantillonner » ) le réseau presque en permanence. Ci-dessous un schéma du développement en plusieurs étapes d’un réseau distribué :




Figure 4 : schéma du développement en plusieurs étapes d’un réseau distribué

D’autant que le lien entre matière première et production finale peut varier dans le temps. Quand un concepteur de modèle 3D publie un modèle payant sur un site spécialisé, il devient vendeur de manière instantanée (sans démarches administratives) et il peut se passer une semaine ou un an avant que son modèle trouve un premier acheteur puis supprime son offre. C’est un peu comme s’il était possible d’ouvrir une épicerie instantanément, ouverte 24/24 et 7/7 et dont le premier client peut venir au bout d’une semaine ou d’un an, puis tout fermer. Cela est possible parce que les caractéristiques techniques du monde numérique le permettent.

Remarque : Dans le monde des cryptomonnaies cet aspect est décuplé. Certaines cryptomonnaies n’ont même pas duré trois ans alors qu’elles ont bien eu un marché, un cours et que leurs créateurs ont pu faire la couverture du Times Magazine (cf Celsius, LUNA, FTX…).

Les modes d’organisation hybrides

L’éducation en France est hybride. Si les citoyens reçoivent une éducation standardisée et organisée par l’éducation nationale elle-même encadrée par la plus grande des pyramides hiérarchiques qu’est l’Etat. En revanche il existe une multitude d’autres sources d’éducation (musées, médiathèques, internet…) qui, elles, ressemblent plus à un réseau distribué.

Le marché alimentaire est lui aussi hybride, de grandes surfaces organisées par de grands groupes (Carrefour, Lidl, Monoprix…) et des réseaux de producteurs en circuits courts lesquels vendent plus ou moins directement aux acheteurs (marchés, épiceries plus ou moins bio…). Dans les grandes surfaces tout est standardisé, produit en masse et soumis à peu de variations ou traitement de l’information (d’un produit à l’autre). À l’inverse dans les marchés et épiceries un même produit diffère d’un producteur à l’autre, le producteur en milieu de journée peut être en rupture de stock (cf annexe 1), avec les saisons, les modes, les variations, le traitement de l’information…

Les modes d’organisation hybrides sont souvent accompagnés de conflits de légitimité, chaque mode d’organisation défend ses avantages et met en avant les inconvénients de l’autre. L’éducation nationale entend affirmer son autorité en parlant de cohésion nationale, tandis que, localement, les spécificités des régions sont mises en avant (le breton, l’alsacien, l’occitan…). Les agriculteurs en circuit court mettent en avant la qualité de leurs produits à chaque scandale de grande surface, tandis que ces dernières mettent en avant le côté pratique (gain de temps notamment) de leur industrie.

Quand les acteurs d’un secteur voient apparaître un concurrent issu d’un autre régime d’organisation

En ce début de XXIe siècle, un secteur jusque là quasi-exclusivement organisé par une pyramide hiérarchique se voit concurrencé par une alternative organisée par un réseau distribué. Il s’agit bien évidement de la monnaie, qui pendant des siècles était étroitement encadrée par la pyramide hiérarchique de l’Etat (seigneurs, empereurs, présidents cf [6,7]). Hormis quelques exceptions (les jetons de fêtes foraine, points de fidélité Carrefour…), la monnaie est bien depuis des siècles, dans toute société, un secteur réservé à la pyramide hiérarchique la plus puissante, en général l’Etat qui détient aussi, le plus souvent, le monopole de « battre monnaie ».

Dans la sphère des Bitcoiners, les doutes de la majorité des élites envers Bitcoin ont déjà été théorisés [8,9]. Or s’il est vrai que beaucoup d’élites ne voient pas l’intérêt de Bitcoin en partie parce qu’elles sont « installées » économiquement, il n’est pas à exclure qu’il y ait aussi une raison plus profonde. Notamment qu’un régime d’organisation distribué pour organiser la monnaie, c’est en effet du jamais vu… Une telle nouveauté, ce n’est pas étonnant que cela rende perplexe une partie de l’élite pleinement intégrée dans l’ancien régime d’organisation. D’ailleurs, lorsqu’un détracteur de Bitcoin explique que « seul les états peuvent émettre de la monnaie », même si cette affirmation est fausse, nous sommes bien obligés de reconnaître que notre histoire, des Babyloniens à maintenant, tend à rendre crédible cette thèse. Si vous ajoutez à cela le fait que la mise en équation des réseaux distribués est bien plus incertaine que celle des pyramides hiérarchiques, en effet il y a de quoi douter… De surcroit, ce n’est pas la première fois qu’un tel décalage dans un domaine technologique a lieu entre les prédictions d’experts d’un régime de production type « hiérarchie centralisée » et l’arrivée d’une technologie permettant une alternative sous régime de réseau distribué. La défiance de la finance « classique » (hiérarchique et centralisé) envers Bitcoin (réseau distribué) peut notamment faire penser au rapport de Gérard Théry (concepteur du minitel [10-12]) sur « les autoroutes de l’information » (internet contre le Minitel) en 1994.

Dans le débat entre centralisation et décentralisation, un phénomène similaire a eu lieu récemment dans le domaine de l’énergie, les moyens de production « centralisés » (centrale nucléaire, à charbon…) pilotables et très efficaces ont la caractéristique de produire en masse, mais rendent le réseau électrique très dépendant de quelques points centralisés.

Néanmoins, de plus en plus d’alternatives ayant les caractéristiques inverses prennent de l’importance. Les panneaux solaires par exemple sont l’opposé des centrales car ils ne produisent pas en masse, ne sont pas pilotables (la journée plus ou moins selon la météo) et peu efficaces (45 % de rendement énergétique en laboratoire en 2015 [13]) mais décentralisés (si un panneau est détruit, il ne détruit pas les autres). Or, c’est bien l’association des deux régimes qui est le plus profitable car cette association permet de profiter de l’efficacité d’installations centralisées quand le réseau n’est pas perturbé, mais aussi d’avoir une alternative en des temps plus incertains.

Par analogie, concernant la monnaie, il pourrait être question de trouver un « mix monétaire », lequel varie en fonction des contextes économiques. Dans les périodes de crises : 90 % Bitcoin et 10 % fiat, dans les périodes de croissance économique : 10 % Bitcoin et 90 % fiat lesquels financeraient des actions d’entreprises.

Annexes

1) ceux qui arrivent au marché à 11h30 le dimanche après une grasse matinée le savent bien…
2) certains peuples ont leurs affinités proches, la Chine par exemple a depuis des millénaires montré une grande affinité pour les pyramides hiérarchiques, tandis que l’Allemagne même sous le Saint Empire était très décentralisée (ils ont essayé la pyramide hiérarchique au XXe siècle, ça s’est mal fini…).
3) l’Etat pourrait être tenté de créer (ou laisser faire) des crises (de sécurité, économique ou climatique…) afin de justifier sa présence…

Références

[1] Le second XXe siècle, Jean-Jacques Rosa.
[2] https://www.orion-hub.fr/w/5c3KHUjauAhsRvmDL897M9
[3] https://www.orion-hub.fr/w/eG19bMU2P9czVSEAZZWSj3
[4] https://www.orion-hub.fr/w/eBiGZsUvPXTze95kZPyb4s
[5] Le système technicien, Jacques Ellul.
[6] http://blog.lavoiedubitcoin.info/post/3-Monnaie-pure%2C-monnaie-impure
[7] http://blog.lavoiedubitcoin.info/post/Napoleon
[8] https://www.citadel21.com/why-the-yuppie-elite-dismiss-bitcoin
[9] https://btctouchpoint.com/fr/croesus-pourquoi-lelite-yuppie-meprise-bitcoin/
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rard_Th%C3%A9ry
[11] https://philippesilberzahn.com/2013/01/07/les-trois-erreurs-prediction-rapport-thery-autoroutes-information-1994/
[12] https://www.contrepoints.org/2015/10/12/225088-quand-letat-vous-disait-quinternet-navait-aucun-avenir
[13] http://sroeco.com/solar/images/solar-pv-efficiency-nrel.jpg


A propos de l’auteur

Thomas Mang, ancien doctorant au CEA de Grenoble, est ingénieur en Photonique depuis 2017. Passionné par les technologies du numérique (l’impression 3D, Bitcoin), il s’y intéresse non pas à travers le prisme des « sciences dures » mais par les sciences humaines : l’histoire ou l’anthropologie.

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