Bitcoin, un défi pour l’ordre économique mondial ?

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Pour Paul Vigna et Michael Casey, reporters au Wall Street Journal et auteurs de The Age of Cryptocurrency*, Bitcoin est tout simplement l’une des innovations financières « les plus marquantes de ces cinq cents dernières années ». L’hebdomadaire Courrier International a traduit hier un article publié dans le Wall Street Journal fin janvier, à l’occasion de la sortie du livre des deux journalistes.

Voilà quelques extraits de cet article :

« […] que le bitcoin survive ou non, la technologie sur laquelle il repose est là pour durer […]. Le bitcoin est bien plus qu’une devise, c’est un système décentralisé, inédit, de gestion des échanges de valeurs. C’est tout simplement l’une des innovations les plus marquantes de ces cinq cents dernières années dans le domaine de la finance. Appliqué aux rouages de l’économie mondiale, ce modèle permettrait d’économiser des milliards de dollars de frais financiers, d’informatiser une bonne partie du travail des organismes de paiement, des avocats et des comptables, et d’offrir de nouvelles possibilités aux milliards de personnes qui n’ont pas de compte bancaire […].

Comme toute technologie émergente, le bitcoin est un projet en devenir, mais le protocole révolutionnaire sur lequel il repose s’améliore de jour en jour. Open source et libre de droits, il est accessible à quiconque veut s’y plonger, le copier, proposer des améliorations ou y associer des applications. « Quelque 10 000 des meilleurs développeurs du monde sont en train de plancher sur le bitcoin », estime Chris Dixon, de la société de capital-risque Andreessen Horowitz. Cette armée de volontaires a mis au point un procédé de cryptage de type militaire pour rendre les portefeuilles de bitcoins plus sûrs, ainsi que de nouveaux outils contribuant à stabiliser son cours. Les défauts de la cybermonnaie sont donc en passe d’être corrigés. Le fonctionnement du bitcoin est difficile à appréhender. Nous avons tendance à l’imaginer comme un équivalent numérisé de la monnaie physique – un billet ou une pièce d’or –, de la même manière qu’un document Word est la version numérique d’une vraie page de texte.

Or, dans ce système, il n’existe pas d’équivalent numérique à un billet libellé en dollars. Le bitcoin n’est qu’une entrée dans une comptabilité – un grand livre de compte transparent et public connu sous le nom de « chaîne de blocs », ou blockchain, dans laquelle sont enregistrés les soldes et les transferts entre des « adresses » bitcoin. Posséder des bitcoins ne revient pas à avoir un billet de banque numérique dans une poche numérique ; c’est avoir le droit à une adresse bitcoin, assortie d’un mot de passe confidentiel, ainsi que le droit de transférer ses avoirs à quelqu’un d’autre. C’est à ce grand livre que le bitcoin doit sa capacité potentielle à perturber la finance mondiale. Dans le système monétaire actuel, qui repose sur le dollar, nous faisons confiance aux banques et à d’autres intermédiaires pour contrôler la plupart des transactions.

Ces institutions centralisées tiennent des registres jalousement gardés et, sur la base des informations qu’ils recèlent, déterminent si leurs clients ont suffisamment d’argent disponible pour signer des chèques, faire des achats avec leur carte ou effectuer des virements. […] Prenons un exemple : l’achat d’un café à emporter au café-bar du coin. Si vous réglez par carte, l’opération semble simple : vous passez votre carte dans le lecteur, vous prenez votre gobelet et vous partez.

En fait, la transaction financière ne fait que commencer. Avant que le cafetier ne soit effectivement payé et que votre compte soit débité, plus d’une demi-douzaine d’établissements – organismes de facturation, sociétés de cartes de crédit (Visa, MasterCard, etc.), votre banque, la banque du café, un organisme de paiement, les chambres de compensation – auront échangé une partie de vos informations bancaires ou seront intervenus d’une manière ou d’une autre. Si tout se passe bien, votre banque confirmera votre identité et votre solvabilité et enverra le paiement à la banque du café deux ou trois jours plus tard. Le café s’acquitte pour cela d’une commission de 2 à 3%. Maintenant, réglons en bitcoins, […] vous ouvrez l’application qui vous permet d’accéder à votre portefeuille sur votre smartphone et vous présentez son lecteur de flashcode devant l’appareil du cafetier. Cela permet au mot de passe confidentiel intégré d’ouvrir une adresse bitcoin et d’informer publiquement le réseau que vous êtes en train de virer […] 0,0076 bitcoin à l’adresse du café. Cela ne prend que quelques secondes ; vous pouvez alors partir avec votre boisson. L’important, c’est ce qui se passe ensuite. La transaction est immédiatement diffusée dans le monde entier […].

Vos informations sont ensuite collectées par des mineurs de bitcoins, les ordinateurs qui tiennent le système à jour et dont les opérateurs sont indemnisés [en bitcoins], toutes les dix minutes environ, pour leur travail de validation des transactions. L’ordinateur qui parvient à récupérer les données de votre achat ajoute cette information à la chaîne de blocs, incitant ainsi tous les autres mineurs à examiner l’opération sous-jacente. Une fois cette vérification faite, la chaîne de blocs mise à jour est jugée légitime et les mineurs actualisent leurs fichiers en conséquence. Il faut entre dix minutes et une heure à ce réseau pour valider officiellement un virement de votre adresse vers celle du café.

Les frais sont quasi nuls et les informations personnelles ne sont pas divulguées. C’est là un avantage particulièrement prisé par les défenseurs de la vie privée : personne ne sait où vous avez acheté votre café, ni quel est le nom de votre médecin traitant, ni – le cas échéant – où vous vous fournissez en substances prohibées. Tout cela n’impressionne guère les consommateurs […], car les frais générés par le système des cartes de paiement sont à la charge des commerçants ; de plus, les banques indemnisent le titulaire d’une carte en cas de vol de ses données personnelles. Mais nous supportons quand même ces coûts sous forme de frais cachés et en payant notre tasse de café plus cher. Les avantages de la monnaie numérique sont bien plus visibles dans les pays émergents. Elle permet par exemple aux travailleurs migrants d’échapper aux frais (qui se montent souvent à 10 % ou plus) facturés par les services de paiement internationaux auxquels ils ont recours pour faire parvenir de l’argent à leur famille.

Le mystérieux inventeur du bitcoin […] a apporté une solution inédite à un problème qui taraude les sociétés depuis des siècles : la méfiance entre deux étrangers qui veulent conclure une transaction commerciale. Lorsque les premières banques ont vu le jour à Florence, à la fin du XVe siècle, on a imaginé une solution centralisée. Les gens n’avaient plus à s’inquiéter de la fiabilité d’un inconnu : il leur suffisait de se fier à leur banque, qui supportait le risque. Mais un nouveau problème est apparu : en endossant le rôle d’intermédiaires monétaires du monde, les banques sont devenues les dépositaires puissantes – trop puissantes, peut-être – de l’information. Le système financier est à la merci des faillites bancaires, comme nous l’a cruellement rappelé la crise financière de septembre 2008. Un mois après cette crise, Satoshi Nakamoto rendait public le premier document décrivant le bitcoin. Pour la première fois, on avait une solution décentralisée au problème de la confiance, une monnaie d’un genre nouveau qui pouvait être transférée en ligne sans frais et sans passer par des organismes tiers. Mais comment un bitcoin peut-il avoir une quelconque valeur s’il n’est pas adossé à l’or ou à un gouvernement ?

Rappelons-nous de certains fondamentaux de l’économie : l’essence de l’argent ne réside pas dans les espèces sonnantes et trébuchantes, qui n’ont aucune valeur intrinsèque. On peut dire la même chose des bitcoins, qui sont faits de bits et d’octets. Au sens le plus large, l’argent est un système commun à l’ensemble de la société qui permet de savoir qui possède ou doit quoi. La monnaie physique n’est qu’un symbole ou un témoin, et ne représente qu’un étalon de valeur permettant de suivre la trace du patrimoine financier. Ce que propose l’invention de Nakamoto, la chaîne de blocs, c’est un mécanisme en ligne, décentralisé et entièrement public, pour conserver la trace de ces déplacements de soldes. Elle touche directement à l’essence de l’argent.

Si prometteuse semble-t-elle, l’idée n’a guère trouvé d’écho dans l’opinion, en raison notamment des inquiétudes liées à la volatilité du bitcoin, au manque de sécurité et à la criminalité. Même si beaucoup d’entreprises acceptent aujourd’hui le bitcoin […], son utilisation dans le monde n’a représenté en moyenne que 50 millions de dollars par jour […]. A titre de comparaison, Visa et MasterCard traitent quotidiennement 32 milliards de dollars. Toujours est-il que le gotha des pionniers du web promet au bitcoin un avenir radieux. Des investisseurs comme le fondateur de Netscape, Marc Andreessen, et celui de LinkedIn, Reid Hoffman, ont injecté 315 millions de dollars dans des projets liés au bitcoin l’année dernière.

Début 2015, le service de portefeuilles en ligne Coinbase a annoncé avoir levé 75 millions de dollars auprès d’investisseurs, dont le New York Stock Exchange [la Bourse de New York] et la filiale capital-risque du géant bancaire espagnol Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (BBVA). Ces investisseurs sont séduits par les promesses d’un outil dont l’éventail des applications futures est infini, ou presque. Le bitcoin leur rappelle les protocoles Internet de base adoptés dans les années 1980, à l’époque où personne ne voyait venir l’avènement de Facebook, Twitter ou Netflix. Plusieurs centaines d’applications spécialisées sont en cours de développement autour de la chaîne de blocs, qui est considérée ici comme une sorte de système d’exploitation de base […].

Certains développeurs élaborent des outils pour les 2,5 milliards de personnes qui ne sont pas “bancarisées” dans le monde, afin de les intégrer au système financier mondial. D’autres ajoutent des informations supplémentaires aux programmes de base pour créer des applications qui vont bien au-delà des simples virements : des “contrats intelligents” pilotés par logiciel qui permettent de se passer d’avocats, des bases de données automatisées sur les avoirs numériques et les droits d’auteur, des transferts de propriété de pair à pair et des systèmes de vote électronique à l’épreuve de la fraude. A mesure que les monnaies numériques se perfectionneront, il importera de moins en moins que M. et Mme Tout-le-Monde possèdent des bitcoins ou sachent même de quoi il retourne.

Les multinationales et les établissements financiers pourront en effet intégrer cette technologie dans leurs systèmes de paiement et dans leurs bases de données, tandis que nous continuerons à nous servir de nos dollars ou de nos euros sans nous poser de questions. Des banquiers de Wall Street et des experts de la Réserve fédérale américaine cherchent comment cette technologie pourrait améliorer l’efficacité du système financier. Le département des services financiers de l’Etat de New York et d’autres organismes de contrôle élaborent actuellement des règles visant à réduire les risques induits par les monnaies numériques, tout en encourageant l’innovation ; les gouvernements britannique et mexicain envisagent d’utiliser la technologie de la chaîne de blocs pour consolider les circuits financiers et renforcer la gouvernance économique.

En dépit des scandales qui ont émaillé sa brève histoire et de sa volatilité, le bitcoin retient l’attention des élites financières. Une des principales raisons à cela, nous a confié Lawrence Summers, ancien ministre des Finances américain, est que “l’inefficacité criante” de notre système financier dépassé “le rend vulnérable aux dérèglements”. Ce serait donc “une grave erreur de faire une croix [sur les monnaies numériques] au motif qu’elles seraient mal conçues ou illégitimes”. Internet a beau avoir chamboulé et décentralisé de vastes pans de l’économie mondiale, le monde de la finance reste centralisé, coincé au XVe siècle. La monnaie numérique peut l’aider à s’adapter et à survivre ».

Sources : wsj.comcourrierinternational.com


 

* The Age of Cryptocurrency : How Bitcoin and Digital Money Are Challenging the Global Economic Order (L’ère des cryptomonnaies : comment le bitcoin et les monnaies numériques remettent en cause l’ordre économique mondial) de Paul Vigna et Michael Casey, aux éditions St. Martin’s Press.