Un moyen d’échapper au fisc ? De financer le terrorisme ? Bercy se méfie du bitcoin et des cryptomonnaies. Résultat : tandis que les échanges de bitcoins explosent avec plus de 100 millions d’utilisateurs dans le monde, que les transactions en bitcoin dépassent les 10 milliards de dollars échangés par jour, de nombreuses jeunes entreprises positionnées dans l’univers Bitcoin s’interrogent.
L’impact ressenti chez les jeunes Fintech françaises
Certaines ont quitté la France, fuyant une fiscalité et une réglementation défavorables. Beaucoup ont rejoint le canton de Zoug en Suisse, qui accepte désormais qu’on paye ses impôts en cryptomonnaies. Elles sont nombreuses les villes qui cherchent à attirer les jeunes fintechs. Le maire de Miami affirme par exemple « travailler jour et nuit » pour que sa ville se transforme en paradis de la « crypto-innovation ».
Celles qui restent en France, survivent malgré tout grâce à de récentes levées de fonds et du cours élevé du bitcoin. Pour ne citer qu’un exemple, Paymium, était l’une des toutes premières plateformes d’échange au monde permettant l’achat de bitcoin.
Mais malgré sa croissance prometteuse, elle n’a jusqu’à présent jamais pu atteindre les sommets de Kraken ou Binance (l’une est américaine, l’autre chinoise basée à Hong-Kong) pourtant venus bien après. La faute aux banques qui interdisaient tout transfert vers Paymium ?
C’est malheureusement encore le cas pour certaines banques. Mais le problème est ailleurs. Ainsi, à ce jour, Paymium qui a pourtant démontré sa solidité depuis 10 ans d’existence ne possède pas encore le fameux agrément PSAN (prestataire de service d’actifs numériques) !
De nombreux acteurs se sont regroupés dans une association, l’ADAN qui s’époumone à expliquer l’intérêt de développer un écosystème en France. Mais force est de constater qu’elle est peu écoutée et que les lenteurs viennent de l’administration d’Etat.
« La blockchain, c’est bien ; le bitcoin, c’est mal »
Malgré les espoirs suscités par la loi PACTE du 22 mai 2019, et du décret du 21 novembre 2019, une avocate, Michelle Abraham, notait dans un article paru sur le net en décembre 2019 que « le diable se cachait dans les détails » et que le décret risquait de ne pas faire que des heureux.
Un article tout récent d’une étudiante en master 2, reprenant des points de vue universitaires, note que les nouvelles contraintes imposées par l’ordonnance du 9 décembre 2020 rendront entre autres impossible le fonctionnement des plateformes d’échange de « crypto à crypto » qui n’utilisent pas l’euro.
A cause d’un renforcement des mesures d’identification, l’accès à ces plateformes sera concrètement impossible en dehors de la zone SEPA (qui correspond à une zone euro élargie). Pourtant le gouvernement souhaite rendre la place de Paris plus attractive et plus compétitive sur le plan financier !
La position de la France est alignée sur celle de la BCE. Elle peut être résumée par la formule : « La blockchain, c’est bien ; le bitcoin, c’est mal ». Autrement dit, la blockchain serait une découverte technologique intéressante et prometteuse tandis que le Bitcoin n’apporterait essentiellement que de la spéculation, serait utilisé par les terroristes et contribuerait à détruire la planète.
Nos gouvernants reprennent inlassablement le même discours fabriqué en 2014 par les principales banques d’investissement américaines au moment de la création de l’association R3-CEV et qui promettait de reprendre à son profit la « technologie blockchain » (différentes idées avaient alors été proposées comme une éventuelle transformation du marché interbancaire).
Le revirement des banques américaines et des assureurs voulant diversifier leur patrimoine
Que l’association R3-CEV soit depuis en perte de vitesse en raison des défections notables de Goldman-Sachs et de JP Morgan n’y change rien. Car depuis, sans le clamer trop fort, les banques américaines ont changé d’avis sur le sujet.
C’est ainsi qu’en 2016, Jamie Dimon, PDG de JP Morgan qualifiait le bitcoin « d’escroquerie ». Mais il dit aujourd’hui « regretter » ses propos et envisage détenir des crypto-actifs. L’autre Morgan – Morgan Stanley – a lui, déjà franchi le rubicon avec l’acquisition de 10% des parts d’une entreprise (Microstrategy) connue pour détenir l’équivalent de plusieurs milliards de dollars en bitcoins.
Les exemples ne manquent pas pour illustrer ce changement. Même les assureurs tel MassMutual aux Etats-Unis, acquièrent des bitcoins pour l’équivalent de centaines de millions de dollars. Tous achètent désormais des cryptomonnaies pour diversifier leur portefeuille et n’hésitent plus à recruter des experts du sujet et créer des « desks » de cryptomonnaies.
Le Bitcoin ne fait plus peur. Ainsi Paypal propose maintenant à ses clients d’acquérir un clone du bitcoin (c’est-à-dire un actif qui reproduit plus ou moins son cours).
La blockchain n’a guère eu de succès que liée au bitcoin
La blockchain n’est pourtant pas une nouveauté technologique. Le concept date des travaux des cryptographes américains Stuart Haber et Scott Stornetta dans les années 90. Ils s’agissait alors de réfléchir au fonctionnement d’un institut de dépôt qui délivrerait à la chaîne des certificats susceptibles de prouver par eux-mêmes l’antériorité d’une découverte par rapport à une autre.
Pour cela, les chercheurs ont imaginé le regroupement de données dans des blocs enchaînés cryptographiquement les uns aux autres. Mais cette découverte n’a pas eu le succès escompté, car de fait, il existe d’autres solutions aujourd’hui plus pratiques.
Dans l’euphorie des multiples conférences blockchain de 2016-2017, beaucoup d’acteurs ont voulu mettre en pratique l’idée d’Haber et Stornetta (sans du reste savoir qu’elle venait d’eux). Mais tous ces projets ont échoué : tous les projets de blockchains privées sont passés à la trappe.
A ma connaissance, si on écarte quelques tentatives de coups médiatiques, aucun de ces projets n’a eu de suite. Qui y croit encore aujourd’hui à part nos dirigeants ?
En vérité, c’est dans le contexte du bitcoin et de crypto-réseaux publics que la « blockchain » se révèle être une solution pratique avec une bonne raison pour l’utiliser : la décentralisation. C’est-à-dire l’idée qu’aucun acteur ne joue de rôle prépondérant dans un réseau monétaire et puisse truquer l’histoire des transactions ainsi que la masse monétaire.
Le bitcoin, prouesse technologique, incomprise de nos dirigeants faute de scientifiques
Le bitcoin est une réussite technologique remarquable basée sur des résultats mathématiques non triviaux pour le novice. C’est un chef-d’œuvre qui établit un lien entre sécurité informatique et théorie des probabilités. On le doit à l’utilisation astucieuse et répétée de « preuves de travail ».
Mais cette vérité n’est manifestement pas recevable pour nos dirigeants. Et comment pourrait-il en être autrement alors que la plupart des conseillers et fonctionnaires n’ont pas reçu la formation nécessaire et semblent ne pas vouloir faire confiance aux scientifiques.
La plupart de nos élites sont des énarques, c’est-à-dire des sophistes sélectionnés pour leur capacité à rédiger rapidement des discours cohérents sans rentrer dans les détails techniques. En fait, nos dirigeants ne cherchent même pas à comprendre. Ils s’accrochent à un modèle où les banques sont au centre de l’activité économique et tout ce qui pourrait remettre en cause le système bancaire est a priori dangereux pour l’intérêt national.
Ainsi, la France est toujours fière d’être le pays au monde possédant le plus de banques d’investissement systémiques supposées financer l’économie…. Ils ne voient pas que ce modèle a échoué. Leur monde est en perdition et les banques, comme les dinosaures, sont condamnées à l’extinction, sauf peut-être si elles changent radicalement de nature et de fonction.
Quant aux arguments « pollution » et « terrorisme », finissons-en. A ma connaissance, aucune nouvelle infrastructure majeure polluante ou dégradant l’environnement n’a été créée spécifiquement pour extraire des bitcoins. Pour l’essentiel, les mineurs ne font que se greffer à une industrie existante et profitent d’un trop plein de production électrique. Parfois, le minage de cryptomonnaies peut accompagner le développement de barrages hydrauliques par exemple en les rendant rentables.
De tels projets existent en Afrique et apportent de l’électricité à des villages reculés. Concernant le terrorisme, tous les rapports d’Interpol démontrent que le dollar est l’argent du crime.
OÙ VA BITCOIN ?
La résistance de nos gouvernants semble d’un autre âge. Des milliers de développeurs font progresser les mécanismes qui régissent le bitcoin. Tous ses « défauts » originels sont en passe d’être corrigés.
Des milliers de développeurs font progresser le bitcoin et étendent son champ d’application
Le Bitcoin n’était qu’une cryptomonnaie pseudonyme et transparente qui permettait par regroupement de retracer l’histoire passée des bitcoins (ou des fractions de bitcoin) passant de mains en mains. Certes grâce à l’examen du registre du Bitcoin, le 30 septembre 2020, 29 personnes ont été interpellées en France, suspectées d’alimenter un réseau de djihadistes à l’aide de coupons prépayés en Bitcoin.
Mais bientôt, ce travail sera beaucoup plus compliqué. Des solutions déjà opérationnelles comme Coinjoin permettent de brouiller les pistes. Taproot, une mise à jour de Bitcoin va bientôt permettre de rendre toutes les transactions indiscernables, qu’elles soient compliquées ou non.
On progresse vers plus de confidentialité des transactions pour protéger la vie privée des utilisateurs et pour que le bitcoin devienne véritablement une monnaie fongible. A terme, on aimerait faire appel à une cryptographie basée sur des preuves à divulgation nulle pour encore plus de confidentialité mais ce n’est pas encore possible aujourd’hui même si des projets existent.
Le bitcoin était limité en terme de débit de transactions à cause de ses paramètres fondamentaux (temps de minage interblocs, taille des blocs). Ce n’est plus un problème. De toute manière, les frais de transaction sont devenus beaucoup trop élevés sur Bitcoin.
L’activité se déplace vers le « Lightning Network », une surcouche du réseau Bitcoin basée sur la possibilité de composer hors chaine des canaux de paiements entre utilisateurs. Ce nouveau réseau qui hérite de la sécurité de l’ancien a des possibilités incomparables : frais très faibles et débit d’au moins plusieurs dizaines voire centaines de milliers de transactions à la seconde, bien supérieurs à ce qu’offre aujourd’hui Visa par exemple.
L’émergence des « sidechains ». Bref le bitcoin est en pleine croissance
Il y a aussi les « sidechains », des réseaux parallèles qui possèdent une frontière avec le réseau Bitcoin. Leur seul défaut est de ne pas être totalement décentralisés mais aux mains de fédérations d’acteurs de l’écosystème Bitcoin (des start-ups et des plateformes d’échange). C’est aujourd’hui le prix à payer pour étendre simplement les possibilités de Bitcoin avec des langages de programmation plus élaborés pour rédiger des « smart-contracts » sur le modèle d’Ethereum.
Bien qu’on n’en soit qu’au balbutiement aujourd’hui, ces « sidechains » permettent ainsi de reproduire le succès de la DeFi (finance décentralisée) observé récemment sur Ethereum avec différents mécanismes parfois nouveaux.
C’est le cas de ces plateformes d’échanges décentralisées reposant sur des teneurs de marché automatiques (Automated Market Maker) qui fonctionnent grâce à l’apport de liquidités et offrent aussi des jetons de gouvernance qui ont une valeur de marché. Le lien avec la finance traditionnelle se fait avec des « stable-coins », des cryptomonnaies reproduisant fidèlement le cours du dollar (à ma connaissance, l’euro n’est actuellement que faiblement représenté).
Les utilisateurs peuvent ainsi naturellement faire fructifier leur argent en le plaçant de manière sans risque dans des « pools » de liquidité plutôt qu’en le conservant sans rien faire dans des portefeuilles électroniques. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne direction pour Bitcoin qui n’a pas été conçu pour offrir « la finance de marché pour tous » mais c’est un fait. Bref, le Bitcoin a douze ans et est en pleine croissance.
Plus on l’attaque, plus il se renforce. Mieux vaudrait pour nos politiques tirer parti du bitcoin
L’avenir du bitcoin n’est pas forcément tout rose non plus. A côté de difficultés techniques, sa gouvernance n’est pas simple – et heureusement. Elle est essentiellement répartie entre les utilisateurs et les mineurs.
Le rôle des développeurs de Bitcoin Core a été largement surévalué. Pour preuve, les dernières mises à jour ont mis du temps à voir le jour. Demander l’adhésion de 95% des mineurs pour une modification mineure du protocole comme c’est le cas aujourd’hui entraîne des lenteurs.
Insistons sur ce point. Mises à part quelques corrections nécessaires, la plupart des modifications du code source n’a été qu’une suite de « soft forks », ce qui démontre la fidélité au projet initial de Satoshi Nakamoto : à chaque fois, on n’a fait que renforcer des règles existantes.
Le Bitcoin doit aussi s’attendre à une réglementation de plus en plus hostile dans certains pays. En tout cas, c’est apparemment la voie choisie par la France, chose pourtant inutile car Bitcoin est réellement décentralisé.
La leçon d’internet : dompter l’indomptable
Il n’y a pas de maillon faible, pas de fondation par où l’attaquer. On ne peut pas l’interdire. Parfois, on se croirait revenu au début d’internet avec des journaux français et des hommes politiques qui se focalisent sur ses dangers plus que sur ses opportunités.
Nicolas Sarkozy croyait-il vraiment, tel don Quichotte, pouvoir « civiliser » internet ? Il était déjà trop tard pour le faire – la faute à ses prédécesseurs, incapables de trouver des soutiens dans une Europe divisée et trop passifs face aux Américains dans des discussions commerciales concernant la mondialisation alors en construction.
De fait, toutes les tentatives françaises bien trop tardives de régulation ont échoué. Et au final, la gouvernance d’internet est passée dans les mains de géants américains qui marchandent nos données personnelles et en savent probablement plus sur nous que la Stasi en son temps en Allemagne de l’Est.
Avec le bitcoin et les cryptomonnaies, nous risquons de reproduire les mêmes erreurs. « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter » nous avertit pourtant le philosophe.
Notons que cette voie répressive choisie par la France est loin de faire l’unanimité dans le monde. Stimulés par la croyance en l’innovation qui le caractérise, le monde anglo-saxon semble plutôt vouloir « laisser-faire ».
Le futur homologue américain du Président de l’Autorité de Régulation des Marchés Financiers est du reste un connaisseur et paraît favorable au bitcoin. N’a-t-il pas donné des cours sur le sujet au MIT ?
Récemment nommée secrétaire du trésor après avoir dirigé la FED, Janet Yellen tient également un autre discours que son homologue français quand elle souligne les avantages des cryptomonnaies, « susceptibles d’améliorer l’efficacité du système financier ». En vérité, au lieu de poursuivre une chimère (« détacher la blockchain de Bitcoin ») comme le souhaite Jean-Claude Trichet, nos responsables politiques feraient mieux de réfléchir à vivre en harmonie avec Bitcoin qui est là pour durer.
Pourquoi pas un euro numérique sur une sidechain du Bitcoin ?
Je leur suggère pour ma part de créer un euro numérique sur une « sidechain » du Bitcoin. Évidemment, je ne serai pas entendu. Pas plus que je ne l’ai été il y a plusieurs années quand j’ai suggéré à un haut fonctionnaire de ministère de l’économie rencontré par hasard de se lancer dans une politique de minage de cryptomonnaies en profitant de nos centrales nucléaires. Je crois qu’il m’a pris pour un fou.
Pourtant, L’État aurait pu gagner des milliards d’euros. Largement de quoi financer un centre de recherche en cryptomonnaies comme il en existe partout dans le monde sauf en France. Là encore, j’ai eu l’occasion d’en réclamer l’existence. En vain.
Postface : lecture des mémoires de Pierre-Louis Lions
Je voulais arrêter mon article ici mais voilà que je viens de finir « Dans la tête d’un mathématicien » de Pierre-Louis Lions, professeur au Collège de France – un ouvrage qui se lit comme des mémoires. Sa lecture rentre parfois en résonance avec certains sujets évoqués ici. Parler dans le vide à des pouvoirs publics bornés, face à des interlocuteurs qui n’ont aucune formation scientifique sérieuse semble être monnaie courante hélas. Je recopie deux passages éclairants.
« Depuis le début de ma carrière, et encore davantage après la médaille Fields, j’ai participé à des dizaines de comités, commissions et autres réunions technico-politiques ayant pour thème l’enseignement supérieur et la meilleure manière de le réformer.
Quarante ans passés à proposer des voies d’amélioration, des pistes de réflexion, des idées d’expérimentations. J’accompagnais toujours mes arguments de données chiffrées ou d’exemples piochés à l’étranger pour ne pas m’entendre dire « ce n’est pas faisable » et autres réactions disqualifiantes.
Bilan ? Zéro. Aucune de mes propositions n’a été suivie par aucun gouvernement, de droite comme de gauche. Je me suis époumoné en pure perte ».
Puis dans un ultime chapitre où il évoque la crise sanitaire et s’énerve « (le mot est faible) devant les inepties, voire les mensonges, des membres du gouvernement ou de responsables de la santé publique », il réaffirme la nécessité pour la France d’ »écouter des scientifiques […] des vrais scientifiques, des chercheurs, pas des responsables ou gestionnaires de la science dont les contributions de recherche sont lointaines, voire inexistantes »…
La France n’a pas su produire un vaccin contre le Covid, elle a bradé son industrie, elle a auto-détruit son système éducatif, elle a raté le tournant d’internet, et manifestement, voilà maintenant que par idéologie, elle râle et gesticule en refusant d’admettre la révolution des cryptomonnaies et ses opportunités. Pourra-t-elle enfin entendre la voix de personnes sérieuses comme Pierre-Louis Lions ?
Est-ce un hasard si son dernier article porte sur… le Bitcoin ?
A propos de l’auteur
Cyril Grunspan, enseignant-chercheur, est le responsable de la majeure Fintech à l’ESILV. Il est aussi le co-organisateur de nombreux séminaires de cryptofinances autour de Bitcoin et des monnaies numériques de pair à pair.
Cet article a été publié le 1er février sur le site de l’ESILV, école d’ingénieurs.