Pour dresser l’état-civil de Bitcoin

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Bien des exposés sur le bitcoin commencent par des considérations sur la monnaie qui, sous prétexte de questionner, risquent de perturber les tranquilles certitudes de l’auditoire (de la monnaie, bien des gens instruits se contentent de savoir qu’ils n’en ont pas assez) ou par l’exposé de prouesses cryptographiques qui sont aussi indifférentes aux honnêtes gens que les mérites respectifs des chlorofluorocarbones et des hydrofluorocarbones pour réfrigérer leur apéritif.

De l’euro, on ne se demande guère « ce qu’il est ». On sait qu’il est né en 2002 avec moult messieurs en cravate autour de son berceau, et on croit qu’il est fabriqué à Francfort, personne n’attachant la moindre importance aux petits symboles des souverainetés nationales résiduelles sur les pièces. Sur ce qui lui donne sa valeur, personne ne philosophe puisqu’il est lui-même l’étalon de la valeur de toutes choses au supermarché et le moyen de se les procurer.

Le Bitcoin, en comparaison, ressemble à un orphelin de milieu louche et pas trop bien vu des gens puissants. Cela lui pose des problèmes identitaires, car on cherche toujours l’origine des gens ou des choses avant d’accorder sa confiance, et ce n’est pas une démarche idiote.

Peut-être faut-il donc chercher à lui donner une sorte d’état civil (nom, prénom date et lieu de naissance, domicile, profession, nationalité).

Son nom vient de l’anglais « bit » : unité d’information binaire et « coin » : pièce de monnaie. C’est terriblement banal. Comme Tintin. C’est un nom où chacun peut mettre un peu de lui et se projeter .

satoshi-nakamoto

Pour ce qui est de son géniteur, en revanche, on est bien dans le romanesque. Le plus raisonnable est de penser que c’est un cypherpunk américain (ou un groupe de cypherpunks) qui a trouvé en fin 2008 le « truc » que beaucoup de gens cherchaient depuis des années.

je cherche un hommePour le moment, ou pour toujours, il faut faire avec ce « père absent ». On peut quand même se laisser aller à dire que d’autres grands fondateurs sont inconnus, en définitive : qui a écrit la Bible ? qui a fondé Rome ? qui étaient les ancêtres de Clovis ?

Mais comme nous ne vivons plus à une époque aristocratique mais dans un temps mercantile, la question de la paternité se transforme vite en question de propriété : à qui ça appartient, le bitcoin ? Ma réponse, que je livre ici, est la suivante. Le protocole le plus connu de tous, c’est l’alphabet. Nul n’en connaît précisément l’origine, et moins encore le « père ». L’alphabet est à tous, gratuitement, et il est généralement sensé de se servir de l’alphabet commun pour être compris. Mais ce que vous en faites, ce que vous écrivez (lettre, livre…) est à vous (défense de la vie privée, de la propriété intellectuelle…).

Et ceci conduit à la question de la profession : « ça fait quoi ? ». Bitcoin est un truc pour échanger. Comme l’alphabet pour s’écrire, les chiffres pour faire les comptes, l’infrastructure téléphonique pour se causer ou… les protocoles http ou smtp (quand l’interlocuteur a de l’instruction !) pour surfer et s’envoyer des mails. Comme je l’ai écrit sur mon blog, dans le billet intitulé «complètement timbré», ce à quoi un bitcoin ressemblerait, pour l’usage, ce serait à une lettre (recommandée, et qui arriverait vraiment, dans les temps, et qu’il ne faudrait pas aller chercher au bureau de poste).

Mais cette lettre, à peine reçue, on pourrait s’en resservir pour la renvoyer à quelqu’un d’autre. Et mettre dedans ce qu’on veut : une lettre, une image, une musique ou… de l’argent (hum… lire l’échange ci-dessous en commentaire avec Marco). Donc cette enveloppe magique, on serait d’accord pour l’acheter, assez chère, non ? C’est pour cela que certains acceptent de payer leurs bitcoins à un certain prix. Surtout que cette enveloppe magique, personne d’autre ne peut l’ouvrir que son destinataire. Alors que les mails, les sms, les virements bancaires, tout est ouvert, lu, archivé, que cela vous plaise ou non…

La plus délicate question, selon moi, dans l’état civil de Bitcoin, est celle de son domicile. « Il est où le bitcoin ? » Ici, mieux vaut être rassurant. Répondre « il est dans le Cloud » risque de ne rassurer que les geeks. Et parler des data centers échauffe les écolos. Le bitcoin, il est en vérité comme les euros de la mère Michel : dans un livre. C’est juste le livre qui, au lieu d’être à la Banque Pop (où il n’y a pas d’or, d’ailleurs demandez-leur de l’or, ou même des dollars, vous verrez : il n’y a rien !) est conservé en plusieurs milliers d’exemplaires par des membres actifs de la communauté. Et ces exemplaires-là sont identiques et infalsifiables, alors que la Banque, à défaut de se « tromper » a tout de même tendance à passer des écritures dans votre compte sans trop demander votre avis.

Oui, oui, mais ils sont où le bitcoin et le livre du bitcoin ? Il est en France ? en Europe ? Votre interlocuteur travaille sans doute pour les douanes… Là on entre dans un débat intéressant. Formellement vos euros sont en France parce qu’ils sont inscrits sur un livre tenu par la Caisse d’Épargne de Romorantin ou la Poste de Belleville. S’ils sont inscrits sur un livre chez Reyl et Cie à Genève, vous êtes en délicatesse avec la douane. Les bitcoins sont sur plusieurs milliers de livres, partout dans le monde. Il est donc raisonnable de penser qu’ils sont partout à la fois, à l’étranger, où que vous les ayez achetés et où que vous soyez. Des billets de banque, des lingots d’or, vous pouvez les avoir « sur vous ». Pas des bitcoins. Même dans les clés USB les mieux protégées, vous n’avez pas vos bitcoins, mais seulement la clé privée de leur adresse dans le registre. Ils seraient sur la lune ou sur la tête à Mathieu que ce serait pareil.

Dans un article publié sur le Cercle des Echos, j’ai parlé des limites de la pensée à ce sujet. Nous continuons de penser, le plus souvent, avec nos sens. L’espace c’est souvent, implicitement, un territoire. Une large part de notre droit civil et de notre fiscalité est élaborée sur les savoir-faire de l’arpenteur et du conservateur des hypothèques. La « police de l’air et des frontières » se fait toujours sur le plancher des vaches.

L’espace où s’inscrit le bitcoin n’est pas un territoire. À la différence des valeurs listées par la douane, le bitcoin ne voyage pas. Qu’on l’encaisse ou qu’on le décaisse, il ne franchit en réalité aucune frontière terrestre, maritime ou aérienne. Sa vitesse de circulation ne provient d’ailleurs que de ce qu’en fait il ne voyage pas, du moins pas avec nous ni dans le même espace.

La meilleure comparaison pour parler de son espace, c’est peut-être de chercher quelque chose comme un terrain de jeux.

Par exemple celui du Monopoly. On s’y déplace, on y fait des transactions, avec une monnaie ad hoc. Mais « Rue de la Paix » n’est pas plus en France que « Boardwalk » (la même case) n’est en Amérique. On peut d’ailleurs jouer à plusieurs, répartis sur différents continents et régler par virement dans le monde virtuel du jeu.

monopoly céleste

Il est à qui le bitcoin ? Bitcoin, bien sûr, n’est pas un Monopoly. Notre interlocuteur sait bien qu’avec des bitcoins, on peut acheter dans notre monde physique des objets que l’on possède vraiment alors. Mais que veut dire pour lui posséder des bitcoins qu’il ne lui est pas possible d’enfermer dans un support matériel ? Peut-on posséder un bien immatériel quand pour ce bien il n’y a pas de certificat d’authenticité nominatif ? Il faut bien avouer que, comme pour la question du « lieu », la question du « lien » est difficile à appréhender sur la base de nos seuls sens. Notre langage lui-même ne semble pas adapté encore pour cette situation.

Est-ce à dire que Bitcoin n’a point de nationalité ? Evidemment non. Bitcoin est la monnaie de l’Internet. A ce jour il est prématuré de transposer dans l’univers du web les concepts politiques territoriaux. Mais Bitcoin a une langue, qui est évidemment l’américain, même si sa devise (vires in numeris) est latine, ce qui est d’ailleurs typiquement américain !

Ce que l’on peut localiser dans notre espace à nous (sur le globe, pour faire simple) ce sont seulement ses points de contact (les exchanges, où le dollar intervient dix fois plus que l’euro semble-t-il) et les points d’appui de l’univers bitcoin dans notre univers physique. A cet égard on pourrait suggérer que Bitcoin est américain à proportion du nombre de nœuds situés aux USA (40%), ou bien majoritairement chinois car le hashrate pour sécuriser le protocole est majoritairement effectué dans les fermes de minage chinoises… Cela donne une « géographie politique » du Bitcoin. Mais la crise actuelle autour du fork XT montre que la politique du bitcoin est encore balbutiante.

Voici donc quelques éléments d’état-civil, tel qu’on pourrait le tracer en famille, devant des gens qui ne sont pas coutumiers de la chose ou familiers des meet-ups. Il reste à pouvoir donner une représentation de Bitcoin. J’essayerai dans mon prochain billet.


A propos de l’auteur :

La quête incessante de l’info du moment aurait tendance à nous faire oublier qu’il n’y a pas « de vraie communauté sans production historique et réflexive ». Cette production distanciée et nourrie par l’Histoire, c’est Jacques Favier qui la propose à la communauté le long de la Voie du Bitcoin !

« De par ma formation d’historien, je regarde le monde différemment d’un technicien : sur le temps long, en cherchant – derrière les produits qui apparaissent – ce que les nouveaux services offerts induiront comme mutations de société mais en gardant à l’esprit les permanences de la nature humaine. Le trésor des siècles offre aussi l’occasion de bien des associations d’idées. […] Avec Bitcoin […] j’ai pressenti presque instantanément qu’il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil du vieil or monétaire, tant comme instrument pratique que comme scandale pour la réflexion sur la monnaie ». – Jacques Favier

La Voie du Bitcoin : blog.lavoiedubitcoin.info