Traduction d’un article de l’économiste Vénézuélien Carlos HERNÁNDEZ publié dimanche dans le New York Time :
« CIUDAD GUAYANA, Venezuela – Mardi, je suis allé acheter du lait. Avec les pénuries alimentaires chroniques au Venezuela, c’est une mission délicate en soi, mais ça l’est encore plus pour moi : je ne possède aucun bolivar, la monnaie officielle du Venezuela.
Je conserve tout mon argent en bitcoins. Le garder en bolivars serait un suicide financier : la dernière fois que j’ai vérifié, le taux d’inflation quotidien était d’environ 3,5%. Il s’agit bien de l’inflation quotidienne. Le taux d’inflation annuel en 2018 était proche de 1,7 million de pour cent. Je n’ai pas de compte bancaire à l’étranger et, avec le contrôle des changes au Venezuela, il est très compliqué d’utiliser d’autres devises comme le dollar américain.
Les choses sont de plus en plus folles ici. Le Venezuela a maintenant deux présidents. L’un d’eux, Nicolás Maduro, affronte le milliardaire britannique Richard Branson dans le cadre d’un concours de concerts de charité. Et, pendant que nous, les Vénézuéliens, souffrons de la faim, de violents affrontements ont éclaté à propos de l’aide humanitaire accumulée à nos frontières avec la Colombie et le Brésil. Avant de pouvoir acheter du lait, je dois convertir des bitcoins en bolivars.
En fait, cette étape est plus facile qu’on ne le pense. Je parcours les propositions de localBitcoins.com, l’échange que la plupart des Vénézuéliens semblent utiliser, à la recherche d’offres d’achat pour mes bitcoins. Je choisis un acheteur qui utilise la même banque que moi, le virement peut être ainsi être effectué immédiatement. Une fois l’offre acceptée, mes bitcoins sont placés sous séquestre sur le site. J’envoie mes informations bancaires à l’acheteur et j’attends.
Une fois que l’acheteur m’a envoyé les bolivars par virement bancaire, je débloque les bitcoins du séquestre et ils sont transférés dans le portefeuille Bitcoin de l’acheteur. Nous nous gratifions d’un score positif, et c’est tout. L’ensemble du processus prend dix minutes environ.
Il s’avère que je ne suis pas le seul Vénézuélien à utiliser des crypto-monnaies. LocalBitcoins a localement battu un record le 17 avril, atteignant un million de dollars de volume rien que pour cette journée, selon Bloomberg. Le Venezuela s’est classé au deuxième rang mondial en volume d’activité sur LocalBitcoins.com, après la Russie. Selon Coin Dance, un site Web qui surveille les transactions de crypto-monnaie, au cours de la 3ème semaine de février, les habitants du Venezuela ont échangé environ 6,9 million de dollars sur LocalBitcoins.com, contre environ 13,8 millions pour la Russie. Cela en dit long sur notre pays en récession pour la cinquième année. L’économie s’est contractée de près de 18% en 2018.
Je ne peux cependant pas changer trop de bitcoins à la fois. Le gouvernement ne surveille pas (encore) les transactions en cryptomonnaie, mais il surveille les transactions en bolivars – et toute valeur d’environ 50 $ ou plus gèlera automatiquement votre compte jusqu’à ce que vous puissiez expliquer à votre banque l’origine des fonds.
Pourtant, je peux dire que les crypto-monnaies ont sauvé ma famille. Je couvre maintenant seul les dépenses de notre ménage. Mon père, employé du gouvernement dans une imprimerie sans papier, gagne environ 6 dollars par mois. Ma mère est au foyer sans revenu. Les cryptomonnaies ont aidé mon frère Juan, 28 ans, à fuir le Venezuela l’été dernier.
Pendant des années, il a essayé de faire une carrière d’avocat ici, mais en période d’hyperinflation, tout le monde s’appauvrit, y compris les clients d’un avocat. Juan gagnait si peu que travailler lui coûtait de l’argent (fourniture de bureau, courses de taxi). Finalement, il a abandonné.
Au début de l’année dernière, il s’est donc lancé dans le graphisme et les traductions en ligne. Mais la plupart des sites Web paient les travailleurs freelance via PayPal ou d’autres plateformes auxquelles nous n’avons pas accès car les contrôles de change autorisent les banques vénézuéliennes à n’utiliser que la monnaie locale. Juan a donc dû se tourner vers des cryptomonnaies pour se faire payer.
Grâce à ses gains, il s’est dit qu’il allait quitter le Venezuela. Il a pu acheter ce dont il avait besoin pour son voyage en Colombie : des vêtements, un sac à dos, un smartphone. Il a mis de l’argent de côté. Il a même pris un peu de poids, une anomalie ici en ce moment.
Les cryptomonnaies l’ont également aidé au cours de son voyage de quatre jours. Les militaires vénézuéliens aux frontières ont la réputation de s’emparer de l’argent des personnes qui veulent partir, mais celui de Juan, en bitcoins, n’était accessible qu’avec un mot de passe qu’il avait mémorisé. “Borderless money” ce n’est pas simplement qu’une expression à la mode pour ceux d’entre nous qui vivent dans une économie en déclin et une dictature en ruine.
Le plan initial de mon frère était d’envoyer de l’argent chez lui – en crypto-monnaies – après avoir gagné suffisamment. Western Union convertit les envois de fonds en bolivars au taux officiel du gouvernement, qui correspond souvent à environ la moitié de celui du marché noir. Certains intermédiaires convertissent au taux du marché noir et beaucoup de mes amis vénézuéliens vivant à l’étranger font appel à eux. Mais si vous n’avez pas un contact de confiance, vous pouvez facilement vous faire arnaquer, de plus le gouvernement essaie depuis des années d’interdire ces intermédiaires. Utiliser Bitcoin c’est moins cher, plus rapide et plus sûr.
Hélas Juan n’a pas pu trouver un travail décent en Colombie. Au bout de trois mois, il n’avait plus d’argent et j’ai dû lui envoyer des bitcoins pour qu’il revienne au Venezuela […].
Mardi, après avoir transformé mes Bitcoins en bolivars – une valeur d’environ 5 $ -, je suis allé chercher du lait. Je me suis rendu dans chacun des magasins situés à quelques pas de chez moi et qui n’ont pas mis la clé sous la porte au cours de la dernière année. Aucun n’avait du lait.
Je devais pourtant acheter quelque chose, n’importe quoi, avant que mes bolivars ne perdent de la valeur. Alors j’ai acheté du fromage dans un magasin qui n’avait que du fromage. Il y avait également des sacs en plastique vert transparent sans étiquette – le vendeur prétendait qu’il s’agissait de farine de maïs – mais je n’ai pas osé acheter ça.
Texte original : nytimes.com