Cyril Grunspan [1] est intervenu lors du colloque « Blockchain : Disruption et Opportunités » organisé par la Commission Supérieure du Service Public des Postes et des Communications Électroniques le 24 mars 2016 à l’Assemblée Nationale, dans le cadre de la table ronde « Acteurs, usages, investisseurs et régulation ».
Son intervention portait sur les acteurs de la blockchain. En voici le texte :
Les Acteurs de la Blockchain
par Cyril Grunspan
Les acteurs historiques
Une blockchain peut se voir comme une suite de documents numériques regroupés dans des blocs successifs et comportant chacun l’empreinte du précédent.
De telles structures sont apparues dans les années 90 avec le besoin de prouver qu’un logiciel donné est bien la nouvelle version d’un autre. S’est ainsi imposé le rôle d’un horodateur qui appose un sceau numérique sur un document pour certifier son origine, la date de création ainsi qu’une référence à un document plus ancien. Plutôt que d’horodater dix documents à la file, on a trouvé plus efficace de regrouper tous ces documents en un bloc et de « tamponner » le tout.
Effectuée de manière répétée, cette manipulation donne lieu à une chaine de blocs ou « blockchain » en anglais. Cette technique de certification répétée a ensuite été développée dans les laboratoires Bell aux Etats-Unis. Elle a été reprise en 2008, par Satoshi Nakamoto, pour créer un réseau monétaire décentralisé, sans autorité de confiance ni banque centrale. Dans ce réseau, appelé Bitcoin, l’argent change de propriétaire suivant les ordres qui lui sont donnés aussi facilement qu’un logiciel peut être mis à jour. C’est Hal Finney cryptologue américain qui introduit l’expression de « blockchain » sur un forum pour décrire le procédé.
Pour la première fois, et de manière convaincante, on résout une forme du problème des généraux byzantins, énoncé et traité dans les années 80 par Leslie Lamport, un informaticien américain. Dans un monde numérique où personne a priori ne fait confiance à personne, on a tous la possibilité de prouver sa bonne foi. Les uns, libéraux ou libertaires imaginent un monde sans Etat, les autres un monde sans banque ; tandis que les banquiers y voient eux l’opportunité de se passer d’intermédiaires comme les chambres de compensation et d’optimiser ainsi leur profit.
Il est à noter que des tentatives de création de réseaux monétaires purement électroniques avaient été proposées bien avant 2008. Mais ces tentatives ont toutes échoué, Nakamoto retient seulement l’idée que l’argent est une suite de signatures électroniques.
L’ingéniosité de sa solution peut se résumer ainsi : tous les participants au réseau sont invités à prendre part à sa maintenance par le biais d’un mécanisme de récompense aléatoire qui fait penser à une loterie. Elle suppose que les personnes honnêtes disposent ensemble d’une plus grande puissance de calcul que les possibles escrocs.
Très rapidement, le Bitcoin s’est rendu populaire et a prouvé sa fiabilité. Porté par les cypherpunks et les ultralibéraux (Milton Friedman n’est-il pas l’un de ses prophètes ?), il s’est développé grâce à une communauté d’usagers et de développeurs très actifs.
Lorsque l’on parle de « blockchain » aujourd’hui, il faut encore entendre principalement « blockchain du Bitcoin » dont les acteurs sont :
• les développeurs, essentiellement regroupés au sein de Bitcoin Core. Il faut ranger également ici la start-up Blockstream. Dirigée par Adam Back un cryptographe cité par Nakamoto dans son papier fondateur, elle cherche à donner plus d’envergure à la blockchain ;
• les ‘‘mineurs » qui participent à la maintenance du réseau et écrivent le registre de la blockchain ; ils ont besoin pour cela de disposer d’ordinateurs très puissants (à la fois en terme de mémoire et de puissance de calcul) ; aucune modification sérieuse de code ne pourra être opérée sans leur accord ;
• les usagers dits ‘‘légers » qui n’ont besoin que d’un accès réduit à la blockchain pour vérifier rapidement qu’une transaction est bien réelle.
Une seconde vague d’acteurs :
Très rapidement, des déchirements sont apparus au sein de la communauté Bitcoin.
Les uns, purs et durs et se revendiquant de Satoshi Nakamoto souhaitaient préserver le caractère purement financier du réseau, D’autres ont souhaité au contraire détourner l’usage du Bitcoin et pouvoir enregistrer facilement sur la blockchain des données sans rapport avec d’éventuels transferts de bitcoins. Après tout, Nakamoto n’avait-il pas été le premier à le faire en inscrivant dans le bloc premier genesis de la blockchain l’empreinte numérique de la une du Times du 9 janvier 2009, dans le but à la fois de dater le premier bloc mais aussi de se moquer des banquiers, colosses aux pieds d’argiles qui ont besoin d’être sauvés par les Etats ?
Certains souhaitaient pouvoir se servir de la blockchain comme notaire ; d’autres, sous l’impulsion de Meni Rosenfeld, en Israël, avaient compris que puisqu’il était possible de tracer le parcours d’un bitcoin, il en serait de même pour le parcours de n’importe quel actif financier, comme s’il s’agissait d’un jeton de casino (ou d’une « pièce colorée » pour reprendre le langage de l’intéressé). Par suite, toute la finance dans son ensemble pouvait bénéficier de l’efficacité et de la robustesse du réseau Bitcoin.
Un compromis fut trouvé en 2014 avec la version 0.9 du Bitcoin (pour info, nous n’en sommes aujourd’hui qu’à la version 0.12) et la création du script OP_RETURN qui permet d’enregistrer facilement des informations autres que des transferts de bitcoins.
Le mode OP RETURN et la possibilité de programmer les transferts de bitcoin ont rendu plus facile le moyen de communiquer avec la blockchain. Ils ont permis notamment à des start-ups de développer des contrats dits intelligents, c’est-à-dire des contrats qui entraînent automatiquement un versement d’argent si une certaine condition (aléatoire) est satisfaite.
Mais ce compromis avec ce mode OP_RETURN ne suffisait pas à Vitalik Buterin, l’un des premiers développeurs des « colored coins ». Il a décidé de créer en juillet 2015 une blockchain concurrente, Ethereum, qui promet de simplifier encore davantage les possibilités de création de contrats intelligents. Le cours de la cryptomonnaie associée à la blockchain a été multiplié par cinq en deux mois.
Des « blockchains » du monde bancaire ?
La blockchain du bitcoin s’inscrit dans un réseau monétaire entièrement décentralisé avec des participants anonymes et dépourvu d’autorité de confiance. Tout autres sont les intérêts qui gouvernent les banques.
Aujourd’hui, ce sont les banquiers y compris les banques centrales et dans une moindre mesure les assureurs qui s’intéressent sérieusement aux possibilités d’une sorte de blockchain. Il y a d’abord la start-up américaine « Digital Asset Holdings » dirigée par Blythe Masters au passé sulfureux puisqu’elle aurait été à l’origine des premiers CDS vendus par JP Morgan et dont on a beaucoup parlé lors de la crise des subprimes. Digital Asset Holdings propose à ses clients de créer pour eux des blockchains privées. De nombreuses banques dont BNP Paribas ont pris des parts importantes dans cette entreprise.
Il y a ensuite les banques réunies au sein d’un consortium intitulé R3 CEV qui souhaite créer une « blockchain » permettant de simplifier et d’accélérer les échanges interbancaires. On imagine donc la suppression des chambres de compensation, des middle-office et back-offices devenus inutiles.
Enfin, on peut sans mal imaginer un monde sensiblement égal au nôtre avec une banque centrale comme autorité suprême qui reste maître de la création monétaire mais complètement numérisée.
Le monde universitaire
Après un démarrage lent, le monde universitaire a aujourd’hui largement comblé son retard. Il est même parfois à l’origine de nouvelles découvertes. Citons par exemple un récent article de deux chercheurs de l’University College de Londres répondant à l’un des projets évoqués ci-dessus (« Centrally Banked Cryptocurrencies »). En fait, et c’est inquiétant, quand on parle de monde universitaire, il s’agit du monde anglo-saxon.
Des moyens colossaux ont été mis en œuvre aux Etats-Unis pour développer ces thèmes de recherche. Tout d’abord le MIT a recruté les principaux développeurs de la fondation Bitcoin dont Gavin Andresen. Ensuite les universités de Stanford et de Princeton étudient très sérieusement ces questions. Des cours en ligne de très grande qualité sont disponibles sur Coursera. La NYU à New-York fait aussi un cours sur la blockchain. L’Université de Pittsburg vient quant à elle de créer une nouvelle revue intitulée « Ledger » (« registre » en français). Enfin, plus près de nous, à Londres, l’Imperial College vient d’ouvrir un Centre de recherche sur les cryptomonnaies. Et en France ? Rien. Ne souhaitant pas rester spectateur de la recherche qui se fait ailleurs, et avec la collaboration de Ricardo Perez-Marco, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de ces questions, nous avons décidé de lancer nous même un projet de création de centre de recherche en cryptofinance et sur la théorie des registres distribués. J’appelle toutes les personnes de bonne volonté à nous rejoindre.
[1] Responsable pédagogique du département d’Ingénierie Financière de l’Ecole Supérieure d’Ingénieurs Léonard-de-Vinci.