La dépense électrique des crypto-monnaies

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Le fonctionnement des principales crypto-monnaies provoque une dépense électrique considérable. Quelles conséquences pour leur avenir ?

En 2013, dans un article de la revue Pour la science je présentais la crypto-monnaie « bitcoin » (ici) et en expliquais le fonctionnement général résumé dans l’annexe 1 (voir plus bas). La valeur d’un bitcoin mentionnée était de 100 euros correspondant à peu près au cours moyen du mois de septembre 2013. Aujourd’hui, un bitcoin vaut plus de 5000 euros. La valeur du bitcoin a été multipliée par plus de 50. Il se porte bien !

Nous ne discuterons pas s’il s’agit d’une bulle spéculative ou d’une valorisation ayant un fondement réel car les avis sont partagés sur la question. Deux camps s’opposent diamétralement. Presqu’aussi nombreux qu’en 2013, il y a d’un côté des économistes et spécialistes des monnaies qui jugent qu’il s’agit d’une « fraude » (terme employé récemment par Jamie Dimon le directeur général de la banque d’investissement JP Morgan Chase, ici) et que tout va s’effondrer : le cours va chuter brusquement et peut-être devenir nul. De l’autre, les défenseurs des monnaies cryptographiques proposent divers arguments pour nous persuader que la valeur du bitcoin et de ses sœurs est justifiée. Pour eux les caractéristiques des monnaies cryptographiques — anonymat, irréversibilité, décentralisation, ouverture à tous, émission fixée à l’avance et rapidité des transactions — en font des monnaies nouvelles sans équivalents, qui sont utiles pour une fluidité plus grande des déplacements d’argent sur le réseau, et pour un meilleur fonctionnement général économique. Il faudra sans doute attendre encore un moment avant qu’on sache avec certitude quel camp a raison.

Le coût électrique du réseau

Un point est cependant gravement inquiétant : le réseau informatique qui permet le fonctionnement des échanges de bitcoins et leur sécurisation brûle une quantité importante d’énergie électrique. Elle est évaluée par le site spécialisé Digiconomist à 23 TWh par an, ce qui est correspond à la dépense électrique annuelle de plus 2 millions de foyers américains, ou encore à 0,10 % de toute la production électrique mondiale.

Cette quantité d’énergie brûlée par le réseau est appelée prochainement à croître. Un raisonnement économique simple que nous allons détailler plus loin montre en effet que la dépense électrique du réseau est proportionnelle au cours du bitcoin avec un délai d’ajustement de plusieurs mois pour que les investissements de rattrapage se mettent en place quand le cours augmente (une sorte d’inertie). Comme le cours du bitcoin a récemment beaucoup progressé — il a été multiplié par plus de 8 en un an —, l’ajustement de consommation lié au cours actuel n’a pas totalement eu lieu et se fera en multipliant la consommation électrique du réseau actuelle par deux au moins dans les prochains mois. C’est une certitude… sauf si le cours du bitcoin s’écroule.

On aboutira alors à une consommation du réseau informatique du bitcoin d’au moins 40 TWh par an, équivalente à celle d’un pays comme le Pérou ou la Nouvelle Zélande ou encore à presque 10% de la dépense électrique Française qui a été de 468 TWh en 2015.

Aujourd’hui le bitcoin dépense 23 TWh. (Digiconomist).

En 2015, la Suisse a dépensé 62,1 TWh, le Portugal 49,8 TWh, la France 468,4 , le Pérou 42,9, la Nouvelles-Zélande 41,4. [International Energy Agency Energy Statistics 2017 page 60 et suivantes]

Les optimistes et les pessimistes

Les évaluations que j’ai mentionnées sont approximatives car il est impossible de savoir dans le détail qui dépense de l’électricité et combien pour l’extraction de nouveaux bitcoins. Voir l’annexe 2 plus bas qui explique les difficultés de cette évaluation.

Deux camps s’affrontent pour cette évaluation. Il y a d’une part un camp peut-être un peu pessimiste qui arrivent aux chiffres élevés que je mentionne. Le site internet Digiconomist est le plus sérieux représentant de ce camp qui exprime une inquiétude et finalement de la méfiance vis-à-vis des crypto-monnaies dont l’empreinte écologique semble déraisonnable. Un autre camp plus optimiste arrive à des chiffres en gros deux fois plus faibles. Son représentant le plus précis est Marc Bevand. Il est peut-être intéressé à démontrer que cette consommation électrique n’est pas grave car il a eu des liens avec l’industrie qui produit les puces spécialisées pour cette extraction des bitcoins, et est ouvertement un « crypto-monnaie enthousiaste ». Quoi qu’il en soit et quels que soient les bons chiffres, il est certain qu’il y a une dépense importante d’électricité, qui, même en considérant les évaluations des optimistes, établit que le fonctionnement du réseau Bitcoin brûlera bientôt l’équivalent d’au moins 5% de la dépense électrique de la France, et que cette dépense ira en croissant si l’intérêt pour les crypto-monnaies de type bitcoin se confirme et que leurs cours montent ! En prenant en compte les autres monnaies cryptographiques analogues au bitcoin, il faut doubler l’évaluation optimiste et donc c’est bien au minimum l’équivalent de 10% de la production française que les monnaies cryptographiques vont consommer… en attendant bien plus.

Le raisonnement qui prouve l’inévitable dépense

Pour inciter à ce que des acteurs participent à la gestion et à la surveillance du réseau bitcoin — c’est ce qui permet son fonctionnement sans autorité centrale de contrôle —, un système de rémunération a été prévu dès sa conception en 2008 par le mystérieux Satoshi Nakamoto. La rémunération des nœuds du réseau qui le font fonctionner est faite en leur attribuant de nouveaux bitcoins créés périodiquement selon un programme fixé une fois pour toutes : 12,5 bitcoins sont émis toutes les 10 minutes. Ces nouveaux bitcoins ainsi que des commissions liées aux transactions (environ 1 bitcoin actuellement) qui s’ajoutent aux 12,5 bitcoins ne sont pas répartis entre tous les nœuds mais attribués à un seul nœud du réseau à la suite d’une compétition entre eux. Le concours consiste à résoudre un problème de nature mathématique. Le problème est tel qu’on a d’autant plus de chances de le résoudre en premier — donc de gagner les 12,5 bitcoins émis et les commissions liées aux transactions — qu’on est capable de calculer rapidement une fonction dénommée SHA256. Ceux qui participent à ce concours sont dénommés « les mineurs », par analogie avec les mineurs dans une mine d’or. Ils souhaitent bien sûr augmenter leur probabilité de gagner et se sont donc trouvés pris dans une course, chacun essayant d’avoir une capacité à calculer la fonction SHA256 aussi grande possible, représentant un pourcentage aussi grand que possible de la capacité totale du réseau, puisque c’est ce pourcentage qui fixe leurs revenus.

Dans un premier temps les calculs de la compétition se faisaient en utilisant des machines courantes et même sur des ordinateurs de bureau ou de cartable. Certains participants ont rapidement compris que les cartes graphiques étaient plus efficaces, c’est-à-dire dépensaient moins d’électricité pour calculer la fonction SHA256. Ils les ont donc utilisés massivement. Rapidement encore, un second pas a été franchi en concevant et en fabriquant des puces spécialisées ASIC (Application-specific integrated circuit) qui calculent la fonction SHA256 et ne font rien d’autre. Aujourd’hui, ceux qui participent à la course au calcul du SHA256 ne sont compétitifs qu’en utilisant de telles puces ASIC qui sont fabriquées par millions et sont perfectionnées d’année en année. Le minage de bitcoins est devenu une industrie, d’ailleurs à 80% localisée en Chine.

La puissance totale du réseau mesurée par sa capacité à calculer des SHA256 est aujourd’hui colossale. Dix milliards de milliards de calculs de SHA256 sont effectués chaque seconde environ (voir ici). Le coût électrique de ce fonctionnement est bien sûr important et à moyen terme — c’est-à-dire en quelques mois — il s’égalise avec un certain pourcentage de la valeur des bitcoins émis et des commissions associées aux transactions.

Le raisonnement justifiant cette affirmation est simple : lorsque les coûts des systèmes de minage sont supérieurs à ce qu’ils rapportent on cesse de les utiliser ; lorsqu’on sait en faire dont le coût de fonctionnement est inférieur à ce qu’ils font gagner, de nouvelles « mines à bitcoins » se créent puisqu’il y a de l’argent à gagner. La logique de ce système est comparable à celle de l’exploitation des mines d’or : lorsque le cours de l’or baisse, certaines mines d’or ne sont plus rentables, on les ferme ; lorsque le cours monte, des gisements inexploités deviennent intéressants et on y ouvre de nouvelles mines, en même temps que certaines mines qui avaient été fermées sont remises en exploitation. Ces ajustements ne sont pas immédiats, mais en quelques mois par l’implacable logique économique de la recherche du profit se produit un nouvel équilibre entre le coût d’extraction et les gains qu’on en tire.

Le coût électrique n’est pas le seul coût de la course au calcul de la fonction SHA256 car il faut acheter les puces spécialisées, mettre en place les mines à bitcoins qui sont aujourd’hui de véritables usines composés de plusieurs bâtiments et employant des ouvriers et techniciens par dizaines. On évalue que la consommation électrique représente un pourcentage assez stable du coût de fonctionnement et d’amortissement de ces mines numériques de l’ordre de 50 %. Et donc que l’électricité dépensée est après égalisation entre le coût et le gain (comme pour les mines d’or) de l’ordre de 50% de ce que rapportent les bitcoins créés et les commissions.

Les optimistes et les pessimistes se disputent principalement sur ce pourcentage difficile à évaluer. C’est d’ailleurs le désaccord sur sa valeur qui explique pour l’essentiel les chiffres contradictoires obtenus entre les deux camps : les optimistes utilisent la valeur 30% ou moins, les pessimistes utilisent 60%, parfois plus. Au final, entre les optimistes et les pessimistes, on a donc un résultat variant du simple au double, comme nous l’avons déjà indiqué.

Mais quelle que soit la valeur retenue, il résulte de cette implacable logique économique que plus le cours du bitcoin est élevé, plus il y a d’électricité dépensée par ceux qui veulent s’approprier les bitcoins émis et les commissions associées aux transactions. Pour des raisons économiques incontournables, la dépense électrique du réseau bitcoin est donc proportionnelle au cours du bitcoin. Si le bitcoin prend de la valeur, le coût électrique du fonctionnement de son réseau augmente proportionnellement dans les mois qui suivent. De même d’ailleurs s’il baisse, le coût électrique baisse.

Précision pour être complet que ce raisonnement n’est valable que pendant les périodes où l’émission de nouveaux bitcoins est stable. Or le protocole d’émission des bitcoins, fixé en 2008, a prévu que cette émission est divisée par deux tous les quatre ans. Elle a été divisée par deux le 9 juillet 2016 (passage de 25 à 12,5), elle le sera en 2020 et passera de 12,5 à 6,25 bitcoins par tranche de 10 minutes. Il faudrait donc intégrer dans les prévisions à long terme de la dépense électrique du réseau une division par deux de la dépense électrique une fois tous les quatre ans. Cependant, il faudrait aussi intégrer dans ce calcul la prise en compte des commissions associées aux transactions qui viennent s’ajouter aux bitcoins émis par le protocole et contribuent aussi à la rémunération des mineurs. Ces commissions évoluent de manière complexe, mais en gros elles augmentent en même temps que la valeur du bitcoin. Elles ont d’ailleurs été introduites par Nakamoto pour compenser la division par deux tous les quatre ans et faire qu’il y ait toujours des gens intéressés pour surveiller et faire fonctionner le réseau. On peut accepter l’hypothèse qu’en première approximation ce qu’a prévu Nakamoto se produira, ce qui signifie que dans les prévisions de dépenses électriques futures, on peut ne pas prendre en compte la division par deux tous les quatre ans, compensée par le système des commissions. Au final, on doit donc considérer qu’en ordre de grandeur, 50% des gains des mineurs sont dépensés annuellement en électricité et que cela représente et continuera de représenter 50% de la valeur des bitcoins émis annuellement aujourd’hui, c’est-à-dire 657 000 bitcoins.

Contrôle direct des calculs mentionnés plus haut.

Supposons un coût de 0,05 $ par KWh (utilisé par Digiconomist) et un cours de 5000 $ par bitcoin. Cela donne 657000*5000 $ = 3 285 000 000 $ par an de rémunération pour les mineurs. Il leur correspond les quantités d’électricité suivantes selon qu’on est pessimiste, optimiste ou entre les deux :

– Avec 60%
[(657000*5000)/(0,05)]*0,30 = 39,42 TWh par an

– Avec 30%
[(657000*5000)/(0,05)]*0,30 = 19,71 TWh par an

– Avec 50%
[(657000*5000)/(0,05)]*0,50 = 32,85 TWh par an

Ce calcul retrouve à très peu près les 40 TWh par an cités plus haut comme coût électrique annuel actuel du bitcoin dans sa version pessimiste, et les 20 TWh de la version optimiste.

Notons que Marc Bevand dans son blog suppose que le coût moyen du KWh est 0,1 $, donc deux fois plus élevé que dans les calculs effectués ici. Aujourd’hui il est de 0,125 € (= 0,147 $) en France aux heures creuses.

Les calculs faits ci-dessus supposent donc que les mineurs disposent de tarifs avantageux pour l’électricité (1/3 du prix Français), ce qui est probablement le cas, car les mines de bitcoins s’installent là où le prix de l’électricité est le plus bas. On comprend aussi que le choix par Bevand de supposer un prix élevé de l’électricité le conduit mécaniquement en suivant le raisonnement proposé à une évaluation optimiste (c’est-à-dire faible) de la dépense électrique mesurée en TWh par an.

Avenir impossible

Venons-en à l’anticipation de ce qui pourrait se produire si les objectifs des défenseurs du bitcoin étaient atteints : égaler le dollar ou l’euro.

Aujourd’hui la valeur de tous les bitcoins en circulation est d’environ 100 milliards de dollars. C’est une forme d’argent liquide numérique. Il n’est donc pas absurde de comparer cette valeur à la valeur de tous les billets en dollars en circulation qui d’après la FED est de 1500 milliards de dollars (chiffres de décembre 2016). Pour l’euro, on a des chiffres du même ordre de grandeur. Il y a donc 15 fois plus de dollars sous forme de billets qui circulent que de dollars sous forme de bitcoins. Si le volume des bitcoins en circulation devenait en valeur équivalent aux dollars circulant sous forme de billets, il faudrait donc que son cours soit multiplié par 15. En effet les bitcoins émis représente 80% des bitcoins qui seront émis quand les 21 millions prévus par Nakamoto auront été émis. Seule l’augmentation de leur valeur unitaire du bitcoin peut amener à ce que leur total s’approche en valeur du total des billets en dollars en circulation. Une telle multiplication par 15 de la valeur des bitcoins (ou par 13 si on veut prendre en compte les 20% de bitcoins non émis) est en principe tout à fait possible puisqu’une augmentation supérieure du cours vient de se produire ces 2 dernières années.

Cette multiplication par 15 conduirait la dépense électrique du réseau bitcoins à 300 TWh par an pour les optimistes et à 600 TWh par an pour les pessimistes, c’est-à-dire en ordre de grandeur à la consommation électrique française annuelle.

Insistons sur le fait que le lien entre l’augmentation de la dépense en électricité et le cours du bitcoin est de nature économique et donc quasiment automatique si on ne change pas fondamentalement le protocole de fonctionnement de la monnaie cryptographique. Rien ne pourra l’arrêter sans une volonté déterminée, soit de la communauté qui en a collectivement le pouvoir mais dont ce n’est pas l’intérêt, soit des États en imposant un contrôle ou en interdisant ce type de mécanisme numérique et économique diabolique.

Imprécis mais certainement grave !

Les chiffres cités correspondent à des évaluations assez imprécises mais les ordres de grandeurs sont bons et bien sûr donnent le vertige… y compris quand il s’agit des chiffres des optimistes. Ils montrent simplement qu’il n’est pas envisageable sérieusement qu’un jour les bitcoins en circulation ou plus généralement les monnaies cryptographiques fonctionnant sur son modèle puissent se substituer aux monnaies internationales d’échange que sont le dollar et l’euro.

Notons aussi que nous n’avons envisagé qu’une augmentation du cours du bitcoin pour que leur total égale en valeur les billets en dollars ce que les économistes dénomment la « base monétaire » et notent M0. Si nous avions pris en compte la valeur de la masse monétaire M1 qui inclut en plus l’argent présent sur les comptes courants des particuliers et des entreprises (M1 vaut environ cinq fois plus que M0) ce que peut-être il aurait fallu faire pour pouvoir dire vraiment que le bitcoin devient l’égal du dollar, nous serions arrivés à une dépense électrique cinq fois plus importante, donc encore bien supérieure à ce que nous avons trouvé. Les chiffres obtenus se situeraient alors entre 1500 TWh et 3000 TWh par an, atteignant en ordre de grandeur la moitié de la consommation électrique annuelle des États-Unis (4128 TWh pour les USA en 2015).

Un coup à droite, un coup à gauche

Mentionnons encore deux remarques, l’une en faveur du camp pessimiste, l’autre en faveur du camp optimiste.

Quand on parle des bitcoins en circulation, qu’on les évalue à 16 millions environ et qu’on dit qu’il n’y en aura jamais plus de 21 millions parce que c’est dans le protocole de départ qu’on ne changera pas, on oublie que certains bitcoins sont perdus, car ils sont sur des comptes dont les clés ont été oubliées. Sauf à casser le système de signature utilisé par bitcoin (ECDSA, à base de courbes elliptiques), ces bitcoins perdus le sont définitivement : personne, jamais ne pourra plus les utiliser, ils sont exactement comme des billets de cent dollars qu’on aurait jetés dans un feu. Il est impossible d’évaluer précisément combien de bitcoins ont ainsi été anéantis, mais il se peut qu’ils soient assez nombreux car au début quand le bitcoin ne valait rien, on n’était pas très attentif et on se moquait d’en perdre. On en a perdu aussi à cause de pannes de disque dur, de vieilles machines jetées sans faire attention, de maladresse dans la manipulation des clefs. Si par exemple 1/3 des bitcoins émis a été perdu, il faut pour atteindre M0 ou M1 avec la valeur de ceux restants, reprendre les évaluations de l’électricité nécessaire et les augmenter de 50%. Je vous laisse faire les calculs.

Et maintenant une remarque en faveur des optimistes. Nous avons été peut-être un peu simplificateur avec la division d’émission par un facteur deux tous les quatre ans (appelée « halving »). Nous avons supposé que les commissions associées aux transactions compensaient ces pertes de revenus pour les mineurs, ce dont personne aujourd’hui ne peut vraiment être certain. Si ce n’était pas le cas et que les commissions deviennent négligeables (hypothèse extrême en faveur des optimistes) alors l’énergie électrique nécessaire pour atteindre M0 ou M1 est plus faible que celle calculée et dépend maintenant de la date où on envisage d’atteindre ces buts. Si on veut les atteindre d’ici 2 ans pas de changement (car le prochain halving est dans plus de deux ans), si on veut les atteindre d’ici 6 ans, il faut opérer une division par deux des consommations annoncées, si on veut les atteindre d’ici 10 ans, il faut opérer une division par 4 des résultats annoncés, et ainsi de suite avec les couples :

6 ans/facteur 2 ; 10 ans/facteur 4 ; 14 ans/facteur 8 ; 18 ans/facteur 16 ; 22 ans/facteur 16 ; 26 ans facteur 32 ; 30 ans facteur 64 ; …

On arrivera peut-être à des consommations électriques acceptables en attendant plusieurs dizaines d’années, mais est-il raisonnable vraiment de croire que les commissions resteront négligeables, puisque sur le long terme ce sont elles et elles seules qui assurent la rémunération des mineurs ?

Cette vision optimiste n’est pas envisageable pour Ethereum puisque le système d’émission des ethers est constant (sans jamais de division par deux). Et cette différence entre les bitcoins et les ethers est une nouvelle source d’inquiétude pour les bitcoins, puisque quand le revenu sera devenu plus intéressant en ethers qu’en bitcoin, les mineurs risquent d’abandonner les bitcoins pour les éthers et le réseau bitcoin s’en trouver gravement fragilisé.

Le système d’incitation en cause

Posons-nous maintenant la question de savoir si on peut changer le mode de fonctionnement des monnaies cryptographiques pour éviter cette folle dépense électrique et permettre quand même aux monnaies cryptographiques de se substituer un jour aux monnaies nationales ou internationales.

La dépense électrique du bitcoin n’est pas due aux coûts de la surveillance des transactions et à la gestion de son registre de comptes (la blockchain). Elle est due au mode de distribution des bitcoins émis toutes les 10 minutes, et plus précisément encore au concours entre les nœuds du réseau qui désigne toutes les 10 minutes le gagnant des bitcoins émis et des commissions associées aux transactions. D’autres mécanismes fondés sur l’idée des blockchains n’utilisent pas de systèmes d’incitation et encore moins de concours entre les nœuds des réseaux associés car ils n’en ont pas besoin. Ce qu’on nomme les « blockchain privées » qui servent par exemple à gérer des échanges entre un consortium de banques en nombre fixé ne sont pas sujets du tout aux dépenses électriques démentes du bitcoin ; elles n’ont pas besoin de systèmes d’incitation car chaque acteur du réseau est intéressé par avance au bon fonctionnement du réseau. Seule la volonté de faire reposer le fonctionnement du bitcoin sur un réseau pair à pair, anonyme, décentralisé, ouvert et extensible oblige à mettre en place (a) un système d’incitation assurant l’existence des volontaires s’occupant de gérer et surveiller le réseau, et (b) un concours entre nœuds pour attribuer l’incitation. La véritable question concernant la dépense électrique du réseau Bitcoin et des réseaux le copiant est celle du concours entre nœuds du réseau pour l’attribution de la prime d’incitation. Peut-on concevoir un autre type de concours n’entraînant pas la folie électrique du bitcoin ?

La question n’est pas nouvelle et de nombreuses idées ont été proposées pour opérer autrement la distribution de l’incitation. Nous ne les discuterons pas ici en détail car il suffit de savoir qu’aucun système de remplacement aujourd’hui n’a réussi à convaincre pleinement. Un système appelé « preuve d’enjeu » (« proof of stake ») a été présenté comme susceptible de remplacer les preuves de travail du bitcoin. Le réseau Ethereum qui est le plus important réseau de monnaies cryptographiques derrière Bitcoin envisageait de remplacer les preuves de travail qu’il utilise aujourd’hui par des preuves d’enjeu. De mois en mois, la transition prévue par Ethereum d’un système à l’autre a été repoussée. Seul un remplacement partiel est maintenant envisagé et pour l’instant en attente. Aujourd’hui, tout le monde se demande donc si les choix faits pour le système de distribution des bitcoins et des plus importantes monnaies cryptographiques est vraiment évitable.

L’explication pourrait être liée à la notion de contenu en calcul (voir Qu’est-ce qu’un objet complexe ? ). En menant leurs calculs pour gagner le concours désignant le gagnant toutes les 10 minutes, les nœuds du réseau dépensent de l’électricité ; le calcul fait produit la solution à un problème (peu intéressant mais difficile) qui est mis dans le registre des comptes du bitcoin. Ce dépôt a pour conséquence que le registre est difficile à falsifier. Pour le falsifier et créer un registre pouvant se substituer au registre courant (et permettant de détourner des bitcoins d’un compte vers un autre), il faudrait calculer autant que ce qui a été calculé par tout le réseau, et donc dépenser autant d’énergie électrique que ce qui a été dépensé par le réseau en entier, au moins sur la période qu’on souhaite falsifier. C’est donc impossible ou extrêmement coûteux. La robustesse du bitcoin semble essentiellement liée à cette impossibilité presque absolue de fabriquer un faux registre, impossibilité qui n’a plus lieu quand on se débarrasse des preuves de travail. Finalement, à y regarder de près, il semble que le mode de distribution par concours et preuve de travail du réseau bitcoin pourrait être irremplaçable si on veut en garantir la solidité globale du protocole.

À en vouloir trop, on risque de tout perdre

En conclusion, l’idée de la blockchain est, sans aucun doute, très bonne lorsqu’on la met en œuvre en renonçant à certaines caractéristiques de la blockchain du bitcoin et par exemple en adoptant l’idée d’une blockchain privée qui n’a pas besoin de méthode d’incitation. C’est la volonté d’avoir un système protégé par la mise d’une quantité colossale de calculs dans le registre des comptes (et donc d’électricité) pour le rendre infalsifiable qui est à l’origine du problème. Malheureusement, cette solidité presque parfaite a un prix qui est l’impossibilité de croissance du cours autorisant le bitcoin un jour à devenir un concurrent véritable du dollar ou de l’euro.

Entre les systèmes à blockchains privées simples et électriquement viables, et les systèmes à blockchains publiques, totalement décentralisés, ouvertes, anonymes, et disposant d’une configuration extensible des nœuds qui eux semblent absurdes et finalement condamnés par avance, il faut choisir ou inventer des systèmes intermédiaires. Pour donner naissance à une nouvelle monnaie internationale, il sera nécessaire de renoncer à certaines propriétés de la monnaie mise en marche par le génial Nakamoto.


Bibliographie

– Marc Bevand, Electricity consumption of Bitcoin: a market-based and technical analysis, consulté le 16-10-2017 : ici.

– Alex De Vries, Digiconomist, Bitcoin Energy Consumption Index : ici.

– Jean-Paul Delahaye, Qu’est-ce qu’un objet complexe ?, (sur la notion de contenu en calcul), Pour la science, n°427, mai 2013, pp. 78-83. ici.

– Jean-Paul Delahaye, Mathématiques et mystères, Belin/Pour la science 2016. Trois chapitres sont consacrés aux Bitcoin, aux preuves de travail et aux blockchains. ici.

– Jacques Favier, Adli Takkal Bataille, Bitcoin, la monnaie acéphale, CNRS Editions, 2017. ici.

Annexe 1. Les principes de base du bitcoin

La monnaie cryptographique bitcoin a été conçue par Satoshi Nakamoto (c’est un pseudonyme) en 2008 et mis en fonctionnement en janvier 2009. En voici brièvement les principes.

Un réseau d’ordinateurs auquel tout le monde peut participer gère un registre de comptes (la blockchain) qui indique combien de bitcoins sont détenus par les comptes. Tout le monde peut créer un compte sur ce registre. Dans le réseau tous les nœuds ont les mêmes droits, il n’y a aucun nœud central détenant une autorité sur les autres ; on parle de réseau décentralisé pair à pair. Tous ceux qui participent à ce réseau se surveillent et se contrôlent. Chaque nœud surveille en particulier les transactions qui sont faites entre détenteurs de comptes quand ils s’envoient des bitcoins. Chaque nœud détient le registre complet des comptes. Ce registre et les transactions sont protégées par de la cryptographie. On aboutit ainsi à un accord unanime sur le contenu de chaque compte, et c’est de cet accord que naît la confiance à l’origine de la montée des cours du bitcoin. Depuis 9 ans que le réseau fonctionne, jamais personne n’a pu en empêcher le fonctionnement ou le pirater à l’exception d’un incident vite contrôlé et réparé en août 2010. Par nature, le fonctionnement du réseau exige qu’il y ait des nœuds volontaires opérant les contrôles et gardant le registre de comptes. Un système de rémunération est prévu pour inciter à être l’un de ces nœuds : de nouveaux bitcoins sont émis et attribués aux nœuds volontaires. Tous les bitcoins en circulation ont été créés dans ce but par un concours recommencé toutes les 10 minutes. Le fonctionnement de ce concours utilisant ce qu’on nomme des preuves de travail (des calculs simulant numériquement des lancés multiples de dés ; voir Jean-Paul Delahaye Les preuves de travail, Pour la science, n°438, 86-85, avril 2014.) entraîne une forte dépense électrique. Le système d’incitation apparait comme paradoxal et gravement problématique car il entraîne une dépense électrique proportionnelle au cours du bitcoin : la dépense croissante d’énergie électrique n’est pas due au fonctionnement même des échanges entre comptes, au stockage du registre et à sa surveillance, opérations qui n’engendrent qu’une assez faible consommation électrique, mais à la méthode de distribution des bitcoins d’incitation.

Annexe 2. Ce qu’on peut savoir et ce qu’on ne sait pas

Le réseau Bitcoin par nature est décentralisé, aucune autorité n’en a le contrôle et en particulier ne sait tout ce qui s’y passe en détail.

Tout le monde surveille tout le monde, ce qui permet à un consensus de s’établir, mais personne n’est obligé de déclarer son identité ni pour gérer un nœud, ni pour créer un compte. Du coup, l’accès à certaines informations est difficile ou ne peut l’être qu’indirectement et de manière approchée.

En particulier, on ne peut pas savoir en détail qui participe à la compétition pour gagner les nouveaux bitcoins émis. Quand on gagne les bitcoins émis toutes les 10 minutes, ils sont déposés sur des comptes dont les détenteurs ne sont pas nécessairement connus puisqu’on n’est pas obligé de délivrer son identité quand on ouvre un compte. On ne sait pas non plus quels sont les moyens utilisés précisément par ceux qui participent à la compétition et donc combien d’électricité chacun utilise et à quel prix il l’achète.

Le plus simple est un raisonnement indirect sur ce qu’un investisseur est prêt à faire pour gagner l’argent des bitcoins émis toutes les 10 minutes. Il permet d’évaluer les dépenses électriques engagées. Ce raisonnement est indiqué dans le texte.

Un second  type de raisonnement pour évaluer la consommation électrique du réseau bitcoin est possible. On utilisera la puissance en hash du réseau (11^19 hash par seconde aujourd’hui) qui est connue avec une assez bonne précision car le temps de calcul nécessaire à résoudre les énigmes du concours entre mineurs en dépend, qu’on le connait bien et que le réseau adapte la difficulté des énigmes pour le ramener à 10 minutes toutes les 2016 pages. À partir de cette puissance en hash par seconde connue, des informations sur les meilleures puces ASIC disponibles (consommation électrique, nombre), une évaluation de consommation globale est possible. Malheureusement beaucoup des données nécessaires sont secrètes concernant les ASIC et leur utilisation. Cela rend cette méthode aussi approximative que la méthode économique basée sur l’idée gain = dépense.

Malgré l’incertitude sur les dépenses exactes faites en électricité, les évaluations proposées aussi bien par le camp des optimistes (qui aboutissent aux chiffres les plus bas) que par le camp des pessimistes (qui concluent à des évaluations sensiblement plus élevées) donnent des résultats effrayants. Si le système des bitcoins devait devenir un concurrent des monnaies internationales usuelles (dollars, euros) la dépense électrique du réseau bitcoin serait en ordre de grandeur équivalente à celle de la France ou même la dépasserait.

Annexe 3. Tableau des chiffres mentionnés

Dépense annuelle électrique en TWh (tera watt heure)

A aujourd’hui, hypothèse optimiste (opti)

A’ aujourd’hui, hypothèse pessimiste (pessi)

B quand ajustement au cours du B (opti)

B’quand ajustement au cours du B (pessi)

C quand capitalisation bitcoins = valeur des billets en dollars (M0) (opti)

C’quand capitalisation bitcoins = valeur des billets en dollars (M0) (pessi)

D quand capitalisation bitcoins = M1 = M0 plus dépôts à vue (opti)

D’quand capitalisation bitcoins = M1 = M0 plus dépôts à vue (pessi)

10 TWh 

20 TWh

300 TWh

1500 TWh

  A’ 23 TWh 

B’ 40 TWh

C’ 600 TWh

D’ 3000 TWh

En 2015 (source : International Energy Agency Energy Statistics 2017 )

Luxembourg 8,2 TWh

Tunisie 16,4 TWh

Danemark 33 TWh

Nouvelle-Zelande 41,4 TWh

Pérou 42,9 TWh

Portugal 49,8 TWh

Suisse 62,1 TWh

Belgique 87 TWh

Argentine 134,1 TWh

Turquie 229,2 TWh

Espagne 254 TWh

Grande-Bretagne 330,9 TWh

France 468,4 TWh

Allemagne 573 TWh

Russie 949,3 TWh

Etats-Unis 4128 TWh

Le monde 22234 TWh

Annexe 4. Une mine de bitcoins

Être capable de calculer rapidement la fonction SHA256 assure de gagner une proportion importante des 12,5 bitcoins émis toutes les 10 minutes. Précisément, sur une période de plusieurs jours, un nœud du réseau bitcoin qui dispose de X% de la puissance globale de calcul (de SHA256) de tout le réseau, gagne X% de tous les bitcoins émis.

Une industrie en est née : elle conçoit et fabrique des puces spécialisées dans le calcul du SHA256, elle les accumule dans d’immenses « fermes de minage » et les fait fonctionner. Voir ici.

Annexe 5. L’or et le bitcoin

On a souvent comparé le bitcoin et l’or. Il est vrai qu’ils ont en commun que la quantité d’or disponible sur terre, comme la quantité de bitcoins ne résulte pas de la volonté d’un Etat ou d’une banque émettrice, mais est fixée par des contraintes impossibles à manipuler : (a) les réserves de la terre d’une part ; (b) le protocole de Nakamoto défini en 2008 qui fait qu’il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins.

Aujourd’hui cependant, il y a beaucoup plus d’or sur terre en valeur, de que bitcoins. La valeur de tout l’or sur terre est évaluée à 8000 milliards de dollars, alors qu’il n’y a aujourd’hui que de l’ordre de 100 milliards de dollars en bitcoins. Le bitcoin ne peut donc pas aujourd’hui comme certains le prétendent se substituer à l’or.

Chaque année, on extrait environ 2700 tonnes d’or qui valent 35000 euros le kilo soit 2700x35000x1000 euros = 94 500 000 000 euros. Cela fait environ 100 milliards de dollars, et c’est en ordre de grandeur la valeur de tous les bitcoins existants et 30 fois plus que la valeur des bitcoins émis chaque année. Là encore, on voit que l’or domine largement le bitcoin.

Les défenseurs des monnaies cryptographiques font remarquer qu’on dépense donc beaucoup plus par an en moyens pour extraire de l’or (sans doute à peu près sa valeur, donc environ 100 milliards de dollars) que pour extraire des bitcoins (ce sera 3 milliards de dollars quand le coût de production se sera ajusté au cours du bitcoin à 5000 dollars). La dépense pour extraire de l’or a aussi, comme pour les bitcoins, un coût écologique très important qui est donc aujourd’hui bien supérieur à celui de l’extraction des bitcoins… qui ne devrait donc pas nous effrayer.

La réponse de ceux qui considèrent le bitcoin dangereux est que l’or est utile (par exemple en électronique) alors que les bitcoins produits ne servent à rien d’autre qu’à opérer des échanges. De plus, pour que les bitcoins produits puissent vraiment rivaliser avec une monnaie internationale, il faudrait que le cours du bitcoin soit multiplié par 15 pour atteindre le M0 des dollars et par 80 pour atteindre le M1, ce qui conduirait alors à une dépense du réseau bitcoin de 240 milliards de dollars par an, bien supérieure au coût annuel de l’extraction de l’or.


A propos de l’auteur

Jean-Paul Delahaye est mathématicien – il a passé un doctorat d’Etat en mathématiques sur la théorie des transformations de suites – et informaticien – il est professeur à l’université de Lille 1 et chercheur au Centre de Recherche en Informatique, Signal et Automatique de Lille du CNRS et membre du Algorithmic Nature Group. Ses travaux actuels portent sur les jeux computationnels, la théorie algorithmique de l’information, la définition du hasard et sa perception. Depuis 1992, il tient la rubrique Logique et calcul (un article de 6 pages chaque mois) dans la revue Pour la science. Il a également écrit de nombreux articles consacrés à Bitcoin et publiés sur son blog.