Extrait d’un article de Nicolas Colin Publié le 27 janvier 2018 dans l’OBS : « Bruno Le Maire vient de lancer un fonds de 10 milliards d’euros destiné à financer des « innovations de rupture ». En apparence, la France est prête à renverser la table. Mais, en réalité, le signal envoyé n’est pas si clair. Lors d’un couplet consacré aux cryptomonnaies, le ministre a en effet dénoncé la spéculation autour du bitcoin et rappelé sa préférence pour la « stabilité ». Peut-on promouvoir la stabilité dans une conférence de presse consacrée aux innovations de rupture ?
[Les cryptomonnaie sont ] une tentative de relancer l’innovation dans le domaine des protocoles réseau, aujourd’hui délaissés par les géants d’internet. La principale fonctionnalité d’une cryptomonnaie, c’est en effet d’intéresser les premiers utilisateurs d’un nouveau protocole à son déploiement à plus grande échelle. Plus nombreux sont les individus qui achètent les cryptomonnaies (comme le bitcoin) liées à un protocole, plus ils contribuent à augmenter son échelle d’opération ; et plus ce protocole est utilisé, plus la valeur des cryptomonnaies augmente, ce qui permet de rémunérer les premiers utilisateurs pour ce rôle crucial qu’ils ont joué à l’amorçage.
Bien sûr, en cas de succès, l’emballement attire des spéculateurs, qui accompagnent le mouvement de façon opportuniste sans éprouver d’intérêt pour le protocole lui-même. Mais leur irruption n’est pas inutile : ils contribuent à attirer l’attention de nouvelles générations d’utilisateurs. Comme l’a montré l’économiste Carlota Pérez, de tels emballements spéculatifs sont déterminants pour l’émergence des innovations de rupture. Il faut que les investisseurs abdiquent temporairement leur rationalité pour qu’une innovation franchisse le seuil de l’adoption à grande échelle. Les bulles ne sont toxiques que si elles contaminent le système bancaire, ce qui n’est pas la cas avec les cryptomonnaies.
Les créateurs de protocole ont compris cette dynamique. Ils ont imaginé les cryptomonnaies non pour spéculer, mais pour orchestrer l’émergence et le déploiement d’un nouvelle génération de protocoles réseau et ainsi combler les lacunes du Code de la Route sur internet. Leur objectif est politique : déplacer à nouveau l’infrastructure d’internet vers des protocoles ouverts, si possible avec une architecture plus décentralisée. Un temps asservis qui se sont arrogés un droit de vie et de mort sur les applications, les développeurs sont passés à la contre-attaque.
Jean-Pierre Landau, ancien banquier central, est maintenant chargé d’une mission de réflesion sur les cryptomonnaies. L’issue prévisible est que, comme le ministre, il prône la « stabilité ». Et le risque est que la France, faute de positionner la régulation au bon niveau, passe à côté des innovations de rupture dans les protocoles. Elle contribuera ainsi, paradoxalement, à conforter la position des grandes entreprises numériques face à l’émergence de nouveaux protocoles réseau.
Une autre approche est possible : éduquer le grand public ; s’assurer du cantonnement des cryptobulles en marge du système bancaire ; surtout, mobiliser l’Etat pour qu’il facilite la sortie des protocoles les plus prometteurs de leur phase spéculative. En endossant certains protocoles et en les utilisant lui-même, l’Etat accompagnerait de façon stratégique l’amélioration du Code de la Route sur internet. Ce n’est pas de « rupture dans la stabilité » que nous avons besoin, mais d’une politique industrielle adaptée à l’âge de l’informatique et des réseaux.