Jean-Pierre Landau, chargé d’une mission sur les cryptomonnaies par le ministre de l’économie et des finances, a remis hier son rapport.
Pour l’ancien sous-gouverneur de la Banque de France, la régulation directe des crypto-monnaies n’est aujourd’hui « ni souhaitable, ni nécessaire ». Il propose en revanche de soumettre les plateformes d’échange à un régime d’agrément unique – une « Euro Bitlicense » – et de dissuader les banques d’avoir des activités en crypto-monnaie.
Il plaide également pour alignement du régime comptable et fiscal sur celui des devises (soit plus ou moins le régime actuel : plus-values sur cession de biens meubles pour une cession occasionnelle et régime des BNC s’il s’agit d’une activité régulière).
Il invite enfin à une réflexion sur la « création d’une nouvelle monnaie digitale publique » reproduisant les caractéristiques du cash afin que, malgré la digitalisation, les citoyens gardent « un accès à la monnaie publique de banque centrale ».
Extrait (résumé et conclusions) :
« Comment s’échangera, demain, la valeur sur Internet ? À cette question, les crypto-monnaies apportent une réponse ambitieuse. Il s’agit de créer de nouvelles monnaies, fondées sur de nouvelles technologies : la blockchain et les registres distribués, qui autorisent une gestion décentralisée de la monnaie sans tiers de confiance, à l’opposé des systèmes hiérarchisés et centralisés des monnaies officielles.
L’innovation monétaire sous-jacente est encore plus profonde, voire radicale. Les crypto-monnaies sont des monnaies privées, sans cours légal, sans aucun adossement physique ou financier et totalement virtuelles : elles se créent et circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire. Ce sont des objets monétaires nouveaux, sans véritable précédent dans l’histoire. Il existe aujourd’hui près de 1600 crypto-monnaies pour une capitalisation de marché estimée à environ 270 milliards de dollars.
Les crypto-monnaies sont ainsi l’expression d’un mouvement de société, d’inspiration libertaire, qui rejette les systèmes centralisés et normalisés. La révolte “antisystème” s’exprime d’autant plus aisément dans le domaine monétaire que les banques et, dans une moindre mesure, les banques centrales, ont vu leur image et leur réputation écornées par la crise financière de 2008-2010 et par ses retombées économiques et sociales.
L’ambition des crypto-monnaies est belle, mais difficile à satisfaire : neuf ans après le lancement du Bitcoin, elles sont très peu acceptées et utilisées pour les paiements. Le Bitcoin représente 0,2 % du volume des transactions au sein de la zone euro. Les crypto-monnaies sont lentes et grandes consommatrices de ressources énergétiques : avec une consommation d’électricité 75 fois supérieure à celle de Visa, Bitcoin opère aujourd’hui environ 80 transactions par minute, quand Visa et Mastercard en exécutent respectivement près de 100 000. Les crypto-monnaies sont enfin affectées d’une grande volatilité et devenues un objet évident de spéculation.
La cause profonde de cette inefficacité réside dans la gestion décentralisée de la monnaie. Celle-ci impose un processus de validation des transactions lourd, long et coûteux – souvent délibérément coûteux, comme dans le cas du Bitcoin. Ce handicap est durable voire permanent : il est impossible pour un système monétaire de concilier les trois exigences de sécurité, de décentralisation et d’efficacité. D’ores et déjà, le mouvement de centralisation est perceptible dans le fonctionnement et l’architecture des crypto-monnaies les plus récentes.
En outre, la gouvernance des crypto-monnaies, héritée des systèmes d’open source, est très peu adaptée aux exigences d’une monnaie stable sur le long terme : le système fonctionne sur des incitations financières de très court terme et les décisions fondamentales – modifiant les algorithmes et les protocoles – sont prises informellement par la communauté des développeurs.
Il n’est pas certain que le modèle économique des crypto-monnaies soit davantage soutenable. Les gestionnaires du réseau sont rémunérés par émission de monnaie, mais celle-ci est, dans la plupart des cas, plafonnée à l’horizon de quelques années. La viabilité future des paiements reposera sur la capacité à facturer aux utilisateurs des frais de transactions qui peuvent être très élevés.
Les crypto-monnaies sont néanmoins compétitives sur certaines activités. Pour les paiements transfrontaliers qui empruntent généralement des circuits complexes et recourent à de multiples intermédiaires, elles introduisent une concurrence très bénéfique, qui pousse d’ores et déjà à la modernisation et à l’amélioration des services.
Malgré ces doutes et incertitudes, il faut prendre les crypto-monnaies au sérieux. L’engouement qu’elles suscitent aide à l’avènement – et au financement – de technologies prometteuses. Elles posent des questions essentielles et profondes sur l’avenir des paiements, de la monnaie et de la finance à l’ère digitale.
Les technologies
Il s’agit d’abord de la blockchain, dont les crypto-monnaies ne sont qu’une des applications possibles. Tant dans la finance que l’économie réelle, on utilise souvent des blockchains privées, sur des réseaux fermés, qui fonctionnent avec un nombre limité de participants. Ces blockchains autorisent des procédures plus rapides et une gestion flexible de la confidentialité Elles offrent un cadre de gouvernance et d’action collective entre partenaires qui veulent coopérer sur un pied d’égalité. Elles connaissent potentiellement de nombreuses applications dans le règlement-livraison de titres, les paiements transfrontières, la gestion des chaînes de valeur, le financement du commerce international, la tenue des cadastres, la sécurisation des états civils et des dossiers médicaux. Dans tous ces domaines, la France dispose de nombreux atouts, grâce à un écosystème vibrant d’entrepreneurs et de développeurs.
Les crypto-monnaies annoncent également une autre innovation, moins soulignée, mais tout aussi importante : la digitalisation des actifs sous formes de jetons numériques souvent désignés par leur appellation anglaise de « tokens ». Il s’agit d’une représentation digitale de valeur, fongible et divisible, pouvant circuler sur Internet et être échangée de pair-à-pair (peer-to-peer) sans preuve obligatoire d’identité et avec une finalité de paiement. Grâce à la digitalisation, tout actif matériel ou immatériel (brevets, œuvres d’art, droits d’auteur, etc.) peut potentiellement être transformé en instruments liquides et échangeables. Toutefois les risques d’abus sont importants : le développement de la technologie devra reposer sur un cadre juridique rigoureux et des systèmes de gouvernance sans faille.
Les ICO (Initial Coin Offerings) illustrent bien les opportunités et les ambiguïtés de la digitalisation de la valeur. Ce sont des procédures de levées de fonds opérées directement sur Internet. Elles sont apparues en 2016 et se sont rapidement développées dans un environnement de liquidité abondante. Elles cumulent deux grandes innovations : dans la procédure d’appel à l’épargne, en dehors de toute formalité règlementaire, sur la base d’informations de qualité variable ; et dans les droits conférés qui sont très variés (propriété, usage, avantages divers) mais souvent d’une grande ambigüité. Ce mode d’émission préfigure sans doute l’avenir mais n’offre aujourd’hui aucune garantie réelle aux souscripteurs. Les ICO sont donc des produits risqués, mais néanmoins fréquemment « cotés » dès l’émission sur des plateformes d’échange.
Les politiques publiques
Malgré les interrogations qu’elles suscitent, il n’est pas proposé de réguler directement les crypto-monnaies. Ce n’est aujourd’hui ni souhaitable, ni nécessaire.
Une règlementation directe n’est pas souhaitable, car elle obligerait à définir, à classer et donc à rigidifier des objets essentiellement mouvants et encore non identifiés. Le danger est triple : celui de figer dans les textes une évolution rapide de la technologie ; celui de se tromper sur la nature véritable de l’objet que l’on réglemente ; celui d’orienter l’innovation vers l’évasion règlementaire. Au contraire, la réglementation doit être technologiquement neutre et, pour ce faire, s’adresser aux acteurs et non aux produits eux-mêmes.
À l’exception essentielle de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, une règlementation directe n’est pas non plus nécessaire, car les risques sont aujourd’hui circonscrits. Les encours de crypto-monnaies, élevés dans l’absolu, restent très faibles au regard de la taille des systèmes financiers mondiaux : 1,5 % seulement de la capitalisation de marché de l’indice S&P500 et 5,5 % de la valeur total du marché de l’or. L’exposition des intermédiaires financiers au risque des crypto-monnaies est également minime et le risque de contagion inexistant.
L’écosystème des crypto-monnaies a toutefois un côté sombre évident. L’anonymat peut en faire le support naturel des activés criminelles, du blanchiment et du financement du terrorisme. Il est proposé de renforcer l’efficacité internationale de la lutte anti-blanchiment en transformant les actuelles lignes directrices du GAFI en véritables recommandations obligeant les États membres à se soumettre à un mécanisme d’évaluation par les pairs. La coopération internationale doit permettre d’éviter que la concurrence règlementaire ne conduise à des abus.
Au-delà, il faut dissocier l’innovation technologique, qu’il faut encourager et stimuler, de l’innovation monétaire et financière, qui doit être considérée avec prudence. Dans la phase actuelle, la bonne approche est de laisser les crypto-monnaies – et les innovations qu’elles portent – se développer dans l’espace virtuel qu’elles occupent. Mais, en parallèle, il faut éviter et circonscrire toute contagion. L’effort règlementaire doit donc se concentrer sur les interfaces entre le monde des crypto-monnaies et le système monétaire et financier.
Ces interfaces sont les suivantes :
– les plateformes d’échange pour lesquelles des principes minimaux de transparence, d’intégrité et de robustesse pourraient être définis au plan mondial. Il est proposé, pour la France et l’Europe, d’expérimenter, pour quelques années, un régime d’agrément unique (une « Euro Bitlicense ») dans lequel les gestionnaires s’engageraient à respecter les obligations existantes dans les divers statuts correspondant à leurs activités ;
– les banques, dont les activités pour compte propre en crypto-monnaies devraient être fermement dissuadées ;
– les gestionnaires d’actifs, pour laquelle des orientations rapides et claires sont nécessaires. Il existe un danger immédiat de voir les crypto-monnaies pénétrer les portefeuilles de placement des organismes de placement collectif. Elles acquéraient par ce biais une liquidité et un statut, ouvrant la voie à de nombreux développements (construction d’indices, de produits dérivés, de fonds dédiés) propres à l’apparition d’un risque systémique. Toutes ces évolutions se manifestent d’ores et déjà aujourd’hui à l’intérieur de l’espace des crypto-monnaies. Il est important qu’elles y restent cantonnées. Conceptuellement, ce serait un changement fondamental de qualifier d’actifs financiers des instruments sans valeur d’usage et sans espérance de revenu. Pour la stabilité financière, ce serait un risque majeur. Empêcher ce mouvement doit être une priorité essentielle des politiques publiques.
Les enjeux sont d’abord internationaux, mais les entrepreneurs français engagés dans les crypto-monnaies attendent légitimement une clarification et une stabilisation du cadre comptable et fiscal applicable. Pour les crypto-monnaies elles-mêmes, cette clarification peut être réalisée par alignement du régime comptable et fiscal sur celui des devises, tant pour les personnes physiques que morales. Pour les ICO, l’objectif est d’éviter une imposition prématurée en lissant dans le temps la constatation des produits.
Enfin, les pouvoirs publics devraient promouvoir plus directement la blockchain et la digitalisation des actifs. Certains (notamment la Caisse des dépôts et consignations et la Banque de France) ont d’ores et déjà investi dans les applications liées la blockchain. Les Jeux olympiques de 2024 offrent l’opportunité d’aller plus loin : il est proposé, pour toucher un large public, qu’une partie de la billetterie de ces jeux soit digitalisée à travers des jetons émis sur une blockchain. Entre autres avantages, ce projet permettrait de fluidifier, de rendre plus transparent et de moraliser un marché secondaire toujours très actif pour de tels événements.
Les perspectives monétaires
Les crypto-monnaies visent à transformer la monnaie. Cette ambition est grande et, sans doute, peu réaliste. Mais elle soulève des questions fondamentales et légitimes : la monnaie change de forme, mais changera-t-elle de nature sous l’effet de la technologie ? Et si oui, quelles sont les conséquences pour la stabilité et la politique monétaires ?
L’aspiration à des paiements plus rapides et plus souples peut être satisfaite par les systèmes existants, qui utilisent les monnaies officielles et qui ont fait des progrès considérables, y compris pour les paiements de très faibles montants. Mais d’autres scénarios sont possibles.
Les paiements en espèces sont aujourd’hui directement affectés par la digitalisation de la monnaie, le développement accéléré des paiements par terminaux mobiles et l’évolution de la réglementation. Malgré cela, l’utilisation du cash se maintient, plus comme réserve de valeur que comme instrument de paiement. Si le cash venait toutefois à disparaître, les citoyens perdraient tout accès à la monnaie publique de banque centrale. Politiquement, la disparition du souverain en tant que signe monétaire visible ne serait pas neutre : avec la disparition des billets, il n’existerait plus aucun support pour convertir la monnaie privée en monnaie publique. La dématérialisation totale de la monnaie fragiliserait ainsi l’ensemble de l’économie, si des catastrophes humaines ou naturelles venaient à perturber ou détruire les systèmes sous-tendant la monnaie digitale.
Ces considérations pourraient justifier, de la part des banques centrales, la création d’une nouvelle monnaie digitale publique reproduisant exactement les caractéristiques des billets, c’est-à-dire ne portant pas intérêt et ne nécessitant pas l’ouverture d’un compte. Les ménages auraient ainsi accès, comme aujourd’hui, à la monnaie publique dans des formes adaptées à leurs aspirations et au progrès technologique.
Une autre évolution se dessine : la transformation des grands systèmes de paiement en conglomérats rassemblant, dans un même écosystème, les fonctions de banque, de e-commerce et de gestion d’actifs. Cette évolution entraînerait des bouleversements importants pour les systèmes financiers et soulèverait des enjeux majeurs pour les politiques publiques : comment superviser ces conglomérats ? Comment protéger les données privées ? Comment préserver l’efficacité de la politique monétaire ? Sur ce dernier point, des inquiétudes similaires s’étaient manifestées, il y a vingt ans, lors de l’introduction des monnaies électroniques. Elles ne se sont pas concrétisées.
Dans une étape supplémentaire, ces mêmes conglomérats pourraient émettre leur propre monnaie privée et former ainsi une quasi-zone monétaire traversant les frontières, ce qui, dans un avenir proche, s’avère techniquement et économiquement possible. Des expériences ont d’ores et déjà été tentées avec des monnaies spécialisées, utilisées dans des espaces géographiques plus ou moins restreints : jeux vidéo, systèmes de crédit, attributions de bonus sous forme digitale. Dans cette phase extrême d’évolution, l’économie digitale pourrait créer une concurrence nouvelle entre monnaies privées et publiques, réalisant ainsi le rêve de Hayek d’une “dénationalisation” des monnaies.
Cependant, le facteur technologique ne peut à lui seul suffire à bouleverser les régimes monétaires. L’instabilité naturelle des monnaies privées ne disparaîtra pas nécessairement sur des réseaux larges et elles resteront confrontées aux difficultés traditionnelles du régime d’émission, du crédit et du taux de change. Ces difficultés ne peuvent être résolues sans ressources et appui publics.
On ne peut toutefois exclure ni que des monnaies privées s’imposent dans des pays où le régime monétaire est fragile, ni que les grands systèmes de paiement servent indirectement à l’internationalisation des principales monnaies officielles, dont la diffusion et l’utilisation se répandraient au-delà de leurs frontières. »
Jean-Pierre Landau avec la collaboration d’Alban Genais – 4 juillet 2018