Compte rendu de la commission des finances du Sénat à propos des monnaies virtuelles

Mercredi 23 juillet 2014

– Présidence de M. Philippe Marini, président –

La réunion est ouverte à 9 h 30

Désignation d’un rapporteur

La commission nomme M. Richard Yung, rapporteur sur le projet de loi n° 2148 (AN-XIVème législature) portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière.

Organisme extra parlementaire – Désignation d’un candidat

La commission nomme M. Vincent Delahaye pour siéger au sein de la Commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations.

Enjeux liés au développement du Bitcoin et des autres monnaies virtuelles – Communication

Puis la commission entend une communication de MM. Philippe Marini et François Marc sur les enjeux liés au développement du Bitcoin et des autres monnaies virtuelles.

M. Philippe Marini, président. – Je développerai des considérations de portée économique et générale, et le rapporteur général nous dira les conclusions que l’on peut tirer, et les propositions que l’on peut formuler, à partir des éléments que nous a fournis le Gouvernement. Nous l’avions notamment interrogé afin d’obtenir des éléments de comparaisons internationales, qui nous ont semblé très utiles sur un tel sujet.

Notre commission avait organisé, le 15 janvier dernier, une audition conjointe sur les enjeux liés au développement des « monnaies virtuelles », parmi lesquelles figure le célèbre bitcoin. Nous avions pu entendre le Trésor, les douanes, la Banque de France, Tracfin, mais aussi un entrepreneur et un universitaire spécialiste du sujet. Comme nous en étions convenus, deux questionnaires avaient ensuite été adressés au Gouvernement et aux services économiques de nos représentations diplomatiques.

On peut observer que les choses ont beaucoup changé depuis six mois : le développement des monnaies virtuelles s’est poursuivi, avec son lot d’innovations et de canards boiteux voire de scandales ; le bitcoin a été présent dans l’actualité, et les autorités ont poursuivi leur réflexion pour obtenir une certaine forme de régulation. Le 11 juillet dernier, le ministre des finances et des comptes publics, Michel Sapin, s’est appuyé sur les travaux qui avaient été effectués pour annoncer plusieurs mesures d’encadrement des monnaies virtuelles, dont nous parlera le rapporteur général.

L’intérêt que porte la commission des finances du Sénat à ce sujet n’a pas lieu de surprendre : il s’inscrit dans les travaux que nous avons entamés dès 2008-2009 sur les transformations profondes qu’induisent, pour notre fiscalité et pour les mécanismes économiques et financiers, les technologies numériques. L’irruption du numérique dans la vie ne laisse à cet égard à peu près rien dans le statu quo.

Il y a d’abord les conséquences fiscales : la concentration de la valeur sur des actifs immatériels, facilement (dé)localisables sous des latitudes aussi clémentes par leur droit et leur fiscalité que par leur climat, a provoqué, comme nous pouvions le redouter, une attrition des assiettes fiscales dont les grands pays ont aujourd’hui pris conscience. Mais au-delà de la fiscalité, la révolution numérique vient bouleverser de fond en comble différents secteurs économiques : le monopole des taxis est remis en cause par des applications commeUber – nous en discuterons cet après-midi en séance publique -, et le modèle des hôtels est bousculé par le développement des sites de réservation en ligne ou des sites proposant des solutions d’hébergement alternatives comme Airbnb, par exemple.

Avec les « monnaies virtuelles », nous touchons à quelque chose de plus fondamental encore : le monopole d’émission des banques centrales, manifestation par excellence du pouvoir régalien. Exemple le plus connu et le plus « réussi », le bitcoin est un système de paiement libre, anonyme et décentralisé, qui permet aux utilisateurs d’échanger entre eux des biens et des services sans avoir recours à la monnaie classique. Stricto sensu, toutefois, il ne s’agit ni d’une monnaie ayant cours légal, ni d’un moyen de paiement au sens du code monétaire et financier. C’est quelque chose d’innomé, de non-qualifié juridiquement. Le bitcoin n’est pas émis contre la remise de fonds. Il est un support de transactions. Pour l’instant, le bitcoin relève avant tout d’une forme de troc en version numérique : parfois, ce qui était le plus archaïque peut devenir, grâce aux technologies d’aujourd’hui, le plus moderne et le plus innovant.

Toutefois, on ne peut écarter d’un revers de main cette innovation, sous prétexte qu’il ne s’agirait que d’un épiphénomène. De plus en plus de e-commerçants acceptent les paiements en bitcoins, de même que la plateforme PayPal. Si le bitcoin connaît un tel succès, c’est qu’il présente des avantages tangibles. Lesquels ? Tout d’abord, les frais de transaction : ils sont réputés quasi-nuls – j’insiste sur le mot « réputés ». Une récente étude de Goldman Sachs les estime à 1 %, contre 2,5 % pour un virement par carte bancaire. Signalons toutefois que ce débat n’est pas tranché, dans la mesure où une estimation exacte devrait inclure, d’une part, le coût de l’équipement informatique et de l’électricité, et d’autre part, le coût du risque associé à la volatilité du bitcoin et des éventuelles couvertures à prévoir en conséquence. Surtout, le bitcoin se caractérise par un ingénieux mécanisme de « création monétaire », ou de création de signes quasi-monétaires, qui rémunère ses utilisateurs : mettez la puissance de calcul de votre ordinateur à la disposition du réseau afin de valider les transactions, et vous serez rémunérés en bitcoins.

Ce système, nous en sommes conscients, comporte des risques notoires. Ceux-ci sont connus depuis l’origine mais sont apparus très clairement ces derniers temps, et ne peuvent que conduire les pouvoirs publics et à émettre un certain nombre d’avertissements. Lebitcoin se caractérise par une extrême volatilité – un bitcoin valait moins d’un dollar jusqu’en 2011, presque 1 200 dollars à l’automne 2013, et environ 650 dollars aujourd’hui… De fait, le système est spéculatif, puisque le rythme de création des bitcoins suit une courbe décroissante, jusqu’à atteindre un maximum de 21 millions d’unités en 2140, contre environ 12 millions aujourd’hui. Le système est clos, construit pour toute sa durée de vie. C’est une véritable « rareté organisée », qui est aussi la condition de son succès puisqu’elle garantit les détenteurs contre une éventuelle dévaluation de leurs avoirs : il ne peut pas exister de « planche à bitcoins ».

De plus, le bitcoin ne bénéficie d’aucune garantie de convertibilité en monnaie « réelle », ce qui laisse les utilisateurs bien dépourvus en cas de perte généralisée de confiance dans le système.

Ensuite, si le protocole de validation des transactions est lui-même très sécurisé, il n’en va pas de même pour le « stockage » des bitcoins. La plupart des utilisateurs décident de stocker leurs bitcoins sur des « comptes » ouverts auprès de plateformes d’échange en ligne. Mais le piratage est possible : la faillite de Mt. Gox, la plus grande plateforme au monde, a ruiné plusieurs milliers d’utilisateurs le 28 février dernier, ce qui démontre la fragilité de ces « coffres forts » virtuels. Bien sûr, il est aussi possible de conserver ses bitcoins sur son propre disque dur, chez soi : James Howell, un jeune Britannique qui avait acquis 7 500 bitcoins contre une poignée de livres sterling en 2009, serait aujourd’hui multimillionnaire s’il n’avait pas malencontreusement jeté le sien dans une immense décharge publique du Pays de Galles…

Surtout, l’anonymat qui s’attache aux transactions fait du bitcoin une aubaine pour la cybercriminalité ou le blanchiment. L’audition du 15 janvier dernier a permis d’apprendre que les services de la douane avaient arrêté un trafiquant de stupéfiants qui se faisait payer enbitcoins. Certes, le site Silk Road, véritable caravansérail de la drogue en ligne, et arsenal virtuel d’armes bien réelles, a été fermé fin 2013 par le FBI. Mais il ne faudrait pas en déduire que tout risque est écarté, comme en témoigne l’arrestation, mardi 28 janvier à New York, du vice-président de la Bitcoin Foundation.

Il faut toutefois raison garder – même si la Banque de France, Tracfin et l’AMF sont dans leur rôle en appelant à la vigilance. Pour l’heure, c’est la volatilité et l’absence de statut légal du bitcoin qui devraient limiter son développement au-delà d’un cercle d’initiés : en effet, quel particulier, quel commerçant, et même quel réseau criminel aurait intérêt à réaliser ses transactions au moyen d’un étalon dont la valeur peut être divisée par deux en quelques instants ? De même, le bitcoin ne constitue pas une menace pour la stabilité macroéconomique, compte tenu de la masse monétaire qu’il représente : 5 à 8 milliards de dollars seulement, contre des milliers de milliards de dollars pour les grandes devises. Aujourd’hui, il me semble que le bitcoin tient davantage du produit spéculatif de niche que d’une véritable alternative à la monnaie. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que les quelques distributeurs et magasins Monoprix qui acceptent cette « devise » le font d’abord par souci de publicité…

Surtout, se concentrer uniquement sur les risques – ce qu’il faut néanmoins faire – revient à ignorer les multiples opportunités qu’ouvrent les monnaies virtuelles. Ce n’est pas parce qu’une innovation peut mettre au défi certaines de nos conceptions traditionnelles qu’il faut les rejeter en bloc, d’autant que le rejet risquerait d’être assez fortement théorique : comment, en effet, discipliner les comportements individuels et interdire à nos concitoyens de faire usage de plateformes étrangères ?

Comme alternative aux monnaies classiques, le bitcoin commence à peine à montrer son potentiel. Certains, qui ont une imagination développée, pensent déjà à la mise en place d’offres de crédit ou de financement participatif (crowdfunding) en monnaies virtuelles. Je suis personnellement très réservé sur ces idées, mais elles méritent d’être analysées, et de nouveaux développements pourraient intervenir.

Mais surtout, plus qu’une « monnaie », le bitcoin est une technologie, un protocole de validation des transactions totalement décentralisé, « auditable » par tous et très sécurisé. Or, s’il est possible de valider des transactions, pourquoi ne pas s’en servir pour valider autre chose ? Par exemple, des mots de passe, des titres d’identités, des diplômes et autres certificats, ou même des votes électroniques ! Dans un monde proche, personne ne pourrait plus frauder sur les diplômes qu’il a obtenus, et ce serait un progrès. Quant au vote électronique, je pense à celui des Français de l’étranger qui dont le développement est entravé par des doutes sur sa sécurité. La validation décentralisée est une amélioration du principe de la cryptographie : aucun « tiers de confiance » ne se retrouve jamais en possession de l’information complète, mais celle-ci est néanmoins parfaitement vérifiée.

Il existe d’autres « monnaies virtuelles » : il y en a eu d’autres hier (par exemple Liberty Reserve ou e-Gold), il peut y en avoir d’autres demain, même si le bitcoin s’est réellement développé. Il est donc très important pour les pouvoirs publics d’apprécier ce phénomène tel qu’il est, de ne pas rester en retrait, d’intervenir à bon escient de guider les raisonnements. Il appartient au rapporteur général de nous éclairer sur cette dialectique entre innovation et régulation, qui apporte la sécurité nécessaire aux acteurs du marché.

M. François Marc, rapporteur général. – Je voudrais vous faire part d’une réminiscence déjà fort ancienne, qui concerne l’apparition des cartes bancaires. J’étais à l’époque jeune chercheur à l’université et je travaillais sur les moyens de paiement, lorsque la carte bancaire commençait à apparaître dans les commerces. Je me souviens qu’à l’époque, on était dans la méfiance la plus absolue. Cette innovation était présentée par les uns et les autres, dans les publications scientifiques, comme une source de risques considérables, qui n’irait pas très loin et connaîtrait une désaffection une fois connues les dérives qui allaient se manifester. Avec le bitcoin, le sujet est certes différent mais j’ai le sentiment que l’on retrouve, à travers ce que l’on peut lire, la même anxiété face à l’évolution des choses. Dans ce contexte fort incertain, où l’on ne maîtrise pas encore tous les paramètres ni tous les usages, la question de la régulation se trouve d’emblée posée.

Il n’est pas facile d’apporter une réponse normative à un phénomène qui se joue des frontières géographiques autant que des cadres conceptuels. Pourtant, une régulation est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour sécuriser les utilisateurs et les acteurs qui prennent le risque d’innover, ainsi que pour prévenir les dérives qui, sinon, pourraient conduire à décrédibiliser rapidement le système dans son ensemble.

Le président Philippe Marini a parlé de la fermeture du site The Silk Road et de la faillite de la plateforme Mt. Gox. J’évoquerai pour ma part un événement plus proche de nous : il y a deux semaines, les gendarmes de la région Midi-Pyrénées ont arrêté trois personnes qui opéraient une plateforme d’échange de bitcoins sans autorisation, et « saisi » 388 bitcoins, ce qui correspond à environ 200 000 euros… Heureusement, l’audition du 15 janvier dernier au Sénat nous a permis de réaliser que certains acteurs privés présents sur le marché dubitcoin étaient en attente d’une régulation. Bien sûr, les professionnels demandent toujours un maximum de souplesse, là où les autorités poussent pour des contrôles plus pointilleux. Comme souvent, l’enjeu est de réguler efficacement sans « tuer » l’innovation.

Il faut se féliciter que la France ait su réagir assez rapidement en matière de régulation. Il y a dix jours, se fondant notamment sur les travaux conduits à l’initiative de notre commission, le ministre des finances et des comptes publics, Michel Sapin, a annoncé plusieurs mesures très concrètes.

Premièrement, une clarification du régime fiscal des monnaies virtuelles : les plus-values seront ainsi imposées au barème de l’impôt sur le revenu, au premier euro, au titre des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) si l’activité d’achat-revente est habituelle, ou des bénéfices non-commerciaux (BNC) si celle-ci est occasionnelle. Par voie de conséquence, les moins-values seront déductibles sous certaines conditions. Les bitcoins et leurs équivalents entreront par ailleurs dans le patrimoine imposé au titre de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et seront soumis aux droits de mutation à titre gratuit (DMTG). En revanche, la France soutiendra au niveau européen un non-assujettissement à la TVA, afin d’éviter de réitérer l’expérience malencontreuse des quotas carbone qui ont donné lieu à un gigantesque « carrousel TVA ».

Deuxièmement, une limitation de l’anonymat : le ministre entend imposer aux plateformes d’échange une obligation d’identification à l’occasion d’une ouverture de compte, d’un retrait, d’un dépôt ou d’une transaction. Une concertation a été engagée à ce sujet, qui est extrêmement délicat puisqu’il touche au fondement même du système.

Troisièmement, un plafonnement des paiements en monnaies virtuelles, comme cela existe pour le numéraire : dans les deux cas, cela se justifie par l’anonymat qui s’attache aux transactions.

Il faut ajouter à cela que l’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) estime que les intermédiaires proposant d’échanger des « monnaies virtuelles » contre des monnaies ayant cours légal sont soumis au statut de prestataire de services de paiement (PSP). C’est par exemple le cas de la plateforme Bitcoin-Central proposée par Paymium, dont nous avions auditionné le fondateur. À ce titre, ils doivent respecter un certain nombre d’obligations prudentielles, et sont assujettis aux règles de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

On peut se poser la question suivante : les positions prises par la France sont-elles similaires à celles des autres pays ? Pour le savoir, nous avions adressé un questionnaire aux missions économiques de la direction générale du Trésor, afin d’obtenir des éléments de comparaison avec treize autres pays dûment sélectionnés. Ce questionnaire est complété par un autre, de portée plus générale. Les réponses à ces questionnaires constituent un travail inédit qui permettra d’éclairer les décisions futures, notamment au niveau européen. Ces comparaisons montrent que si tous les pays se posent à peu près les mêmes questions, tous n’y apportent pas les mêmes réponses – ceci n’est pas une formule rhétorique, c’est un constat assez préoccupant puisque nous parlons d’un phénomène qui est par essence transnational. De fait, la France se situe à mi-chemin entre les pays les plus régulateurs et les pays les plus libéraux.

En ce qui concerne la qualification juridique des monnaies virtuelles, la France évolue dans le même flou que la plupart des pays, faute d’accord entre leurs différentes administrations. Toutefois, certains pays comme la Chine, la Thaïlande ou la Corée considèrent clairement les bitcoins comme des « biens » ou des « marchandises », fussent-elles numériques, à l’instar d’un fichier musical « mp3 ». Le gouverneur de la Banque centrale chinoise a ainsi comparé les bitcoins aux timbres échangés par les philatélistes… Moins poétique peut-être, et surtout très isolée pour l’instant, l’autorité de supervision allemande qualifie les monnaies virtuelles d’unités de compte, entrant dans la catégorie des instruments financiers au même titre que les devises.

Peu pressés de définir les monnaies virtuelles, les pays se sont en revanche montrés plus prompts à les taxer…

M. Philippe Marini, président. – Je taxe donc je suis !

M. François Marc, rapporteur général. – Toutefois les régimes fiscaux choisis demeurent très hétérogènes : assimilés aux gains aux jeux en ligne par la Chine et à ce titre taxés à l’impôt sur le revenu, les bitcoins sont imposés comme des biens immobiliers par l’Allemagne et comme des revenus du capital par les États-Unis. L’Allemagne, le Royaume-Uni et d’autres pays ont aussi choisi d’assujettir les monnaies virtuelles à la TVA, mais n’ont pas encore trouvé comment s’y prendre… Le Japon, lui, fait confiance au civisme déclaratif de ses contribuables.

En ce qui concerne la régulation des transactions et des plateformes d’échange, la plupart des pays ont multiplié les avertissements, d’abord sur les risques encourus par les utilisateurs des monnaies virtuelles, et surtout sur les risques de blanchiment et de financement du terrorisme. Toutefois, tous n’en concluent pas que cela justifie une intervention du régulateur, voire du législateur : beaucoup considèrent, à l’instar du Japon, que réguler revient à légitimer, et donc à encourager. Ainsi des pays comme l’Allemagne, Israël ou le Canada se contentent-ils de prévenir les utilisateurs de bitcoins qu’ils agissent « à leurs risques et périls », sans garantie publique d’aucune sorte. Les positions les plus strictes viennent de la Chine et de la Russie, qui interdisent – sauf exception – l’usage des monnaies virtuelles et y attachent une présomption d’utilisation à des fins de blanchiment. La France fait à cet égard preuve d’un libéralisme prudent, en n’interdisant pas les monnaies virtuelles mais en assujettissant les plateformes au statut encadré de prestataire de service de paiement (PSP).

Enfin, en ce qui concerne l’innovation, ce sont sans surprise des pays comme les États-Unis, le Canada et Israël qui se montrent les plus ouverts. Les incubateurs, business angels et autres start-ups s’y multiplient, dans un contexte de bienveillance des autorités publiques. À Chypre, l’université de Nicosie accepte le paiement des frais de scolarité en bitcoins, même si peu d’étudiants ont sauté le pas. La France n’a toutefois pas à rougir en matière d’innovation : nos entreprises spécialisées dans les technologies financières font preuve d’une remarquable créativité, pour les monnaies virtuelles, mais aussi les autres modes alternatifs de paiement (crowdfunding, paiement par smartphone etc.).

Il y a, pour résumer, trois types d’attitudes face au développement des monnaies virtuelles. Les sceptiques, parmi lesquels de nombreux juristes et économistes, qui soulignent à bon droit que le bitcoin n’est pas une véritable monnaie – mais ils oublient la très prometteuse dimension « technique » du système. Les inquiets, dont font partie nos régulateurs, car il est de leur devoir d’anticiper les problèmes et de les prévenir. Et les optimistes, pour lesquels le bitcoin est aux transactions ce que l’email a été au courrier et le web à l’édition. Tâchons de rassurer les uns sans décourager les autres.

Quelles recommandations peut-on, dès lors, formuler ? Les pouvoirs publics doivent mener dans la durée un véritable travail de veille et de réflexion sur les monnaies virtuelles, continuer à informer les utilisateurs sur les risques mais aussi les droits associés, et travailler à l’élaboration d’une régulation adaptée. Il importe surtout de mener ce travail à l’échelle européenne, sans laquelle nulle mesure efficace n’est concevable.

En ce qui concerne la question de la qualification juridique des monnaies virtuelles, nous pourrions proposer de « tester » pour l’instant le recours aux catégories du droit existantes, plutôt que d’inventer une catégorie ad hoc. C’est le pari fait par de nombreux pays, et auquel se tient pour l’instant la France : considérer les bitcoins comme des « biens » par défaut permet l’application du droit commun, notamment en matière de protection des consommateurs, d’escroquerie et de résolution des litiges commerciaux. Je précise que nous parlons ici de la « chose » (les bitcoins), et non pas du « service », lequel est d’ores et déjà considéré comme une prestation de service de paiement (PSP) et régulé à ce titre.

Comme à chaque nouvelle révolution portée par l’économie numérique, il est clair que la France et l’Europe ont une carte à jouer. Pour réussir ensemble, nous devrons accompagner l’innovation tout en l’encadrant pour en éviter les dérives, faire preuve d’ouverture tout autant que de vigilance.

M. François Trucy. – Le fait que les promoteurs des monnaies virtuelles les comparent à Internet en termes de bouleversement et d’essor tend à montrer les perspectives de développement qui existent dans ce domaine. En outre, l’adoption du bitcoin par Paypal constitue un atout, ce service étant très exigeant en matière de sécurité.

J’en viens à mes deux questions : vous l’avez dit, la régulation devra d’abord se faire au niveau européen. Où en sont les autorités européennes sur ce sujet, a-t-on une idée de l’avancée de leurs réflexions ? Deuxièmement, les sites d’information parlent de système cryptographique : on comprend qu’une signature puisse être cryptée, par exemple, mais quelle est signification de ce terme lorsqu’il est appliqué au système des bitcoins ?

M. Philippe Adnot. – Je souhaiterais que nous puissions disposer de vos propos par écrit, car je les trouve très intéressants, et je pense qu’ils vont marquer la réflexion sur le sujet, bien qu’il ne soit pas épuisé ! Il est toujours bon de marquer des étapes. Ainsi, au cours de la réunion du 15 janvier 2014 organisée par la commission sur ce même thème, plusieurs intervenants nous avaient expliqué que les monnaies virtuelles ne posaient pas de réelles difficultés. Or, peu de temps après, on a constaté la réalisation de plusieurs opérations loin d’être anodines.

Bien sûr, il faut agir au niveau européen, mais cela ne me paraît pas suffisant. Le système pourrait fonctionner de manière régulée en Europe. Mais cela n’empêchera pas des manoeuvres frauduleuses dans d’autres zones, aux Etats-Unis ou au Canada par exemple, d’autant plus que les transactions en bitcoins sont anonymes. Je pense donc qu’il faudrait disposer d’un organisme mondial de régulation et de surveillance en ce domaine.

Par ailleurs, vous avez considéré dans votre propos qu’il ne peut pas exister de « planche à bitcoins ». Pourquoi une telle certitude ? En effet, on constate aujourd’hui que tous les disques durs peuvent être piratés, que la plupart de nos ordinateurs sont soumis au risque de virus dormants, bref, que l’ingéniosité des hackers est permanente ! Dans ce contexte, qui peut prétendre qu’il n’y aura pas un jour quelqu’un capable de créer du bitcoin ?

M. Philippe Marini, président. – Nous répondrons sur le fond à vos questions dans quelques instants.  Sur la publication de nos propos, si la commission des finances nous y autorise tout à l’heure, la communication présentée ce matin sera étoffée puis publiée sous la forme d’un rapport d’information, auquel nous joindrons en annexe les éléments issus de l’enquête effectuée à notre demande par le ministère des finances, avec notamment les éléments comparatifs les plus précis dont nous disposons.

Je pense en outre qu’il serait utile que notre texte puisse faire l’objet d’une traduction en anglais et soit également mis en ligne dans cette langue.

M. Jean Germain. – Voilà un sujet passionnant dont nous avons évidemment intérêt à poursuivre l’exploration ! L’utilité d’une publication en anglais est évidente !

Je pense que ce qui est en jeu ici est l’évolution du métier de banquier. Je discute beaucoup avec mes étudiants et je partage pleinement ce qu’a dit François Marc tout à l’heure : au moment de la création de la carte bleue, c’était quelque chose de terrifiant. Aujourd’hui, les étudiants, qu’ils soient en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon ou en Chine, se montrent très critiques sur le métier de banquier. Les étudiants en gestion, en sciences-économiques ou de Sciences-Po savent très bien ce que sont les régulateurs. La question est de savoir si ce métier doit évoluer.

Je citerai à cette occasion un proverbe que notre collègue Michèle André répète souvent : « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a créé l’électricité ». De la même façon, je dirais que ce n’est pas en améliorant la banque ou en la régulant que l’on va créer autre chose. Le développement des monnaies virtuelles, avec les tricheries qu’il peut comporter, est un mouvement qu’on ne pourra pas enrayer. Ce sont les banques qui ont créé un certain nombre de difficultés et qui s’opposent partout à la création de nouvelles richesses. Il faut examiner les nouveaux instruments que vous évoquez, car c’est sans doute l’un des sujets dont on parlera le plus dans les cinq à dix ans qui viennent, comme la révolution numérique dans la musique.

Je rappelle que l’on peut déjà, à Berlin ou à Paris, payer des loyers en bitcoins. Mes étudiants m’ont donné des exemples de jeunes personnes habitant dans ces villes et y payant leurs loyers en bitcoins. De même, à Genève, où je me suis rendu récemment, on compte déjà dix distributeurs de bitcoins, et les Suisses comptent en créer d’autres. Bien sûr, cela pose des questions de régulation et de surveillance dont le Parlement aura à traiter, mais ils existent !

Je voudrais également attirer votre attention sur l’arrivée imminente en France et en Europe du système américain Ripple, à savoir un protocole de paiement libre qui permet d’échanger toutes les devises, immédiatement, dans la monnaie de votre choix, par exemple en dollars aux Etats-Unis, ou en euros en Europe. Je souligne aussi que l’ordonnance sur le crowdfunding a été publiée dans une certaine discrétion, sans susciter beaucoup de réactions, le 30 mai dernier. Elle sera applicable le 1er octobre 2014 pour certaines dispositions, et le 1er octobre 2016 pour d’autres. Elle s’attaque véritablement au monopole bancaire. Ce n’est que le début mais cela me paraît un sujet important. Je partage complètement ce qu’ont dit le président et le rapporteur général à propos des aspects positifs de ces innovations – le rapporteur général m’ayant semblé le plus confiant à cet égard. Une autre application, Square, existant déjà aux Etats-Unis et au Japon, arrive en Europe : elle permet non seulement de payer avec son portable, mais aussi de faire part de vos observations ou remarques à celui que vous réglez, qu’il s’agisse d’un commerçant ou d’une entreprise. Vous pouvez par exemple vous plaindre de la durée de livraison de votre achat. Certains ne voient pas l’intérêt de ce type d’application, mais il n’empêche que celle-ci fonctionne et qu’elle permet aux services de marketing concernés de connaître les dispositions et les remarques de la clientèle, en direct, sans passer par des intermédiaires écrits. Je citerai enfin l’arrivée en France, au 1er janvier 2015, de l’Amazon Coin, soit la monnaie virtuelle du géant américain. J’ai été informé de ces sujets dans le cadre d’une conférence au Collège de France. On apprend bien des choses des universitaires, c’est peut-être ma formation qui me fait parler ainsi. Comme disait Clemenceau, « les polytechniciens connaissent tout, sauf le reste ». Je pense que cela peut s’appliquer à d’autres personnes, et que le reste est important…

Je pense donc qu’au lieu de tout arrêter, il nous faudrait réfléchir à la façon dont nous allons développer et réguler ces monnaies virtuelles ainsi que les activités qui en découlent. On pourrait considérer que les monnaies virtuelles n’ont pas d’avenir et qu’il faut arrêter le mouvement, en se contentant de suivre les conseils de la Banque de France, de la Cour des comptes ou de la Caisse des dépôts. Au contraire, si l’on veut que ceux qui ont vingt-cinq ans aujourd’hui soient demain en mesure d’influer sur les évolutions en cours, je pense qu’il faut aider à développer ces monnaies virtuelles, tout en y mettant des règles. Il faut donc que le débat se poursuive.

Mme Michèle André. – Je pense que ce débat est utile et qu’il mérite que nous fassions des efforts pour comprendre les enjeux liés au développement des monnaies virtuelles. C’est indéniablement complexe. Pour ma part, j’ai la chance de vous représenter à la Banque de France, à l’Observatoire des modes de paiement, qui s’intéresse exclusivement à la sécurité des transactions et en particulier des cartes de toute sorte. Cela me permet de toucher un peu à ces questions.

Nous sommes issus d’une culture de la monnaie, c’est-à-dire du papier. Mais en Nouvelle-Calédonie, où je me suis rendue il y a quelques années, on s’aperçoit que certaines zones conservent des marges d’échange issus du troc, tels que des coquillages. Aujourd’hui, on constate que l’on a quelque peu abandonné la monnaie papier. Par exemple, les chèques, qui ont été longtemps le mode de paiement le plus employé, régressent au bénéfice de la carte, même sans contact.

Dans tous ces systèmes, on trouvera toujours des personnes pour tricher. Mais je pense qu’il faut poursuivre la réflexion plutôt que de se cacher comme si on avait peur de la suite. Il faut d’abord que nous soyons capables de déterminer une référence de base en la matière. Comme Jean Germain, je pense qu’il faut creuser cette problématique des monnaies virtuelles pour la comprendre davantage et faire progresser notre réflexion. Et n’ayons pas peur de nous prêter à des expériences.

M. François Marc, rapporteur général. – S’agissant de la cryptographie, elle s’attache à protéger les messages, en assurant leur confidentialité, leur intégrité et leur authenticité. Dans le cas des bitcoins, le caractère décentralisé du système permet d’assurer une très grande sécurité des transactions : celles-ci sont non seulement cryptées mais aussi validées non par un ordinateur central mais à la suite d’une sorte de tirage au sort des ordinateurs appelés à valider le paiement. Ainsi, il n’y a pas stockage en un seul lieu ou dans un seul outil informatique des éléments d’information qui pourraient permettre à une personne de pirater le système. Le détail de ce mécanisme est assez complexe mais, de l’avis des spécialistes, il s’agit d’une innovation remarquable et très sécurisée. C’est un élément rassurant.

Concernant la régulation, évidemment, il serait préférable qu’elle soit mise en oeuvre directement à l’échelle mondiale. Ceci dit, de nombreux utilisateurs de bitcoins se trouvent en Europe ou aux États-Unis. Une convergence de ces pays en matière de régulation serait déjà un premier pas important. Par ailleurs, la coopération en matière de lutte contre le blanchiment fonctionne relativement bien au niveau international. En Europe, l’exemple de la TVA nous montre qu’il y a toujours un désaccord entre ceux qui veulent assujettir lesbitcoins – comme le Royaume-Uni et l’Allemagne – et les autres. En ce qui concerne la régulation des plateformes d’échange, une révision de la directive relative aux services de paiement (DSP) est en cours, qui pourrait être l’occasion de mieux réguler ces activités au niveau européen.

Enfin, je souscris à la vision positive de ce type d’innovation exprimée par Jean Germain.

M. Philippe Marini, président. – Voici ce que l’on peut dire sur le risque de « planche à bitcoins » : à notre connaissance, à ce jour, tous les piratages ont porté sur le stockage des unités et non sur l’algorithme qui les génère – jusqu’à l’échéance de 21 millions. L’algorithme est lui-même surveillé en permanence par la communauté des utilisateurs. Dans un système open source tel que celui du bitcoin, on peut penser qu’une modification ne saurait passer inaperçue et qu’il existerait une sorte d’autocontrôle. Ceci me conduit d’ailleurs à relever le propos de Michèle André : cette construction intellectuelle et technologique a une dimension originale, elle fonctionne de façon circulaire, sur la base d’un réseau cogéré par ses participants, et non de façon centralisée autour d’un acteur dominant. Est-ce une fiction ? La réalité est-elle moins flatteuse ? Au plan des principes, il convient de reconnaître que les systèmes de monnaie virtuelle, et le bitcoinen particulier, sont des mécanismes autogérés qui créent une rupture par rapport aux édifices verticaux et centralisés que nous connaissons ; ceci interpelle.

Comme indiqué par Jean Germain, la remise en cause potentielle du monopole des banques ne peut que faire réagir ces dernières. BNP Paribas, la Société générale et la Banque postale ont par exemple développé le système de paiement par smartphone dit appelé PayLib. Il est clair que les édifices traditionnels vont se défendre et s’efforcer de récupérer à leur profit ces nouvelles technologies.

La commission des finances, quels que soient ses responsables à l’avenir, aura à poursuivre ce chantier. Je crois que nous sommes encore en peine de proposer une initiative législative à ce stade. Nous n’avons pas encore acquis de conviction définitive, même si des voies peuvent être imaginées.

Aujourd’hui, les services d’échange de monnaies virtuelles sont bien considérés comme des prestations de services de paiement (PSP), régis par le code monétaire et financier. En ce qui concerne les plateformes, nous ne sommes donc pas dans le vide juridique. S’agissant de la « chose » qui s’échange, plusieurs options sont possibles : nous pouvons rester encore quelques temps dans le statu quo, c’est-à-dire l’absence de qualification spécifique, ce qui conduit à appliquer le droit commun des biens, notamment en matière de protection des consommateurs, de lutte contre les escroqueries et de règlement des litiges. Comme vous l’a indiqué François Marc, les conséquences fiscales de ce statut ont déjà été tirées par l’instruction fiscale du 11 juillet 2014. Nous pourrions aller plus loin et envisager la qualification d’instrument financier, par analogie avec les devises, ou bien qualifier les monnaies virtuelles de biens meubles. En tous cas, les pouvoirs publics ne sont pas impuissants à réprimer les éventuelles dérives mafieuses ou délinquantes.

M. François Marc, rapporteur général. – Nous pouvons nous féliciter des travaux engagés sur ce sujet par la commission des finances, il y a déjà plusieurs mois. C’est à la lumière des enseignements tirés de la réflexion engagée au Sénat que le Gouvernement a pu établir l’instruction du 11 juillet dernier. Grâce à cette dernière, les choses ont été clarifiées sur le plan fiscal. À l’avenir, il s’agira de voir quels ajustements pourront être apportés à ces dispositions. Nous pourrons opérer ce suivi ; il s’agit d’un sujet d’avenir, sur lequel il est important de se positionner.

À l’issue de ce débat, la commission donne acte de cette communication à M. Philippe Marini, président, et à M. François Marc, rapporteur général, et en autorise la publication sous la forme d’un rapport d’information.