Traduction d’un article d’Alex Gladstein, responsable de la stratégie pour Human Rights Foundation, publié le 5 novembre dans Bitcoin Magazine :
Le 24 octobre 2019, le président Xi Jinping a prononcé un important discours érigeant la technologie de la blockchain en priorité nationale, affirmant que la Chine « occuperait une position dominante dans le domaine émergent de la blockchain » et serait utilisée « dans la vie quotidienne ». L’émission quotidienne la plus regardée de Chine a relayé ce discours à heure de grande écoute et dès le lendemain, le journal de propagande « People’s Daily » a publié un article en première page sur Xi et la blockchain. La recherche du mot « blockchain » sur Baidu, le navigateur le plus populaire de Chine, a bondi de 200%.
Ce qui est essentiel de noter, c’est que la « technologie blockchain » proposée par Xi et son équipe est d’un type très différent de celle de Bitcoin. Le registre de la blockchain du Parti communiste ne sera pas mis à jour par une preuve de travail et le consensus de Nakamoto, mais par une preuve d’autorité. Les blockchains de Xi seront hautement centralisées pour un contrôle maximal et constitueront des outils permettant d’améliorer la surveillance et l’ingénierie sociale. Rien ne pourrait être plus éloigné de Bitcoin, qui est open source, décentralisé, résistant à la censure et pseudonyme.
Un yuan numérique basé sur une blockchain : Du rouge à lèvre pour un cochon panoptique
Contrairement à Internet – que Pékin peut facilement manipuler et censurer -, les autorités chinoise ne peuvent contrôler le prix du bitcoin et n’ont pas réussi à empêcher leurs citoyens d’en acheter et d’en vendre. Ainsi, au lieu d’une interdiction totale – qui créerait un énorme marché noir et rendrait Bitcoin encore plus attirant -, elles ont décidé de créer un concurrent. Les dirigeants chinois ont choisi d’essayer de se démarquer de Bitcoin et de Libra en lançant un nouveau yuan numérique, une « blockchain » qui n’en a que le nom, utilisé ici à des fins de marketing. Elles espèrent ainsi utiliser le battage publicitaire autour d’une nouvelle technologie et s’en servir de rouge à lèvres pour leur cochon panoptique.
Selon les dirigeants de la Banque populaire de Chine (la Banque centrale de Chine, connue sous le nom de PBOC), l’objectif du yuan numérique est de remplacer à terme la masse monétaire M0 [1] en Chine. Traduction : ils veulent remplacer tous les billets et toutes les pièces par une version numérique sur blockchain facile à surveiller, à geler et à confisquer.
Les espèces sont dores et déjà en voie de disparition en Chine, la majorité des transactions quotidiennes s’effectuant via des applications comme WeChat de Tencent et AliPay d’Alibaba. Le basculement des paiements au cours des dix dernières années, de l’argent papier aux plateformes de médias sociaux, a été très utile pour la police chinoise, qui peut à tout moment demander aux entreprises comme Tencent des informations sur leurs utilisateurs. Mais une monnaie qui est en soi une plateforme de surveillance conviendrait encore mieux à l’État.
Le rêve de tout dictateur : s’affranchir de la coopération des tiers en matière de surveillance
Aujourd’hui, le Parti communiste est obligé de travailler avec des tiers – banques commerciales ou entreprises technologiques – pour contrôler et comprendre les flux monétaires. Si le yuan numérique est une réussite, la Banque centrale pourra elle-même comprendre en temps réel où se trouve la monnaie nationale et où elle va. Une telle omniscience dans la surveillance financière c’est le rêve de tout dictateur.
Les objectifs principaux du projet de yuan numérique sur blockchain sont clairs et ont été énoncés publiquement à plusieurs reprises par des responsables gouvernementaux au cours des deux dernières années :
1. remplacer les espèces par une monnaie numérique traçable
2. populariser le Yuan dans le monde
3. contourner les sanctions, américaines et autres
4. saper SWIFT et le système de paiement mondial existant
5. limiter l’appétit du public pour Bitcoin ou d’autres cryptomonnaies
6. condenser les informations provenant actuellement d’un énorme patchwork de banques et sociétés en un seul et même grand livre facilement consultable
D’après ce qui a été révélé publiquement jusqu’à présent, le PBOC frappera le yuan numérique, puis le vendra à des banques et à des entreprises, notamment à Tencent et à Alibaba. Selon les déclarations des dirigeants de la PBOC, les utilisateurs téléchargeraient un portefeuille et échangeraient leur argent contre le nouveau yuan numérique. Ensuite, ils pourraient commencer à l’utiliser pour leurs dépenses quotidiennes.
Chaque fois qu’une transaction est effectuée, le gouvernement serait au courant en temps réel, sans avoir à s’adresser à un tiers. Les transactions seraient protégées par la cryptographie afin de réduire les vols, seuls les propriétaires officiels pouvant transférer des actifs… à l’exception, bien sûr, de Xi Jinping et du Parti communiste, qui bénéficieraient une porte dérobée dans le portefeuille de quiconque.
Soutien économique à l’oppression politique
À un moment où la PBOC est à court d’options pour relancer l’économie chinoise en cas de récession, le yuan numérique pourrait constituer un nouveau levier pour lutter contre le ralentissement. Imaginons : ils pourraient par exemple, en un simple clic, déposer une grande quantité de nouveaux yuans numériques sur le compte personnel de chaque étudiant ou de chaque travailleur de l’industrie automobile. De cette manière les responsables du Parti communiste pourraient s’appuyer sur la technologie de la blockchain pour prolonger la durée de vie d’un régime fondé sur la cruauté et la peur.
N’oublions pas : Xi Jinping préside actuellement l’internement dans des camps de prisonniers de millions de Ouïghours appartenant à une minorité musulmane ; le génocide culturel en cours et presque complet au Tibet ; la démocratie est écrasée à Hong Kong ; le régime menace constamment de « résoudre » le problème de Taiwan ; et la nouvelle route de la soie, le plus grand projet d’infrastructure et de colonialisme numérique de l’histoire de l’humanité, installe ses technologies de surveillance et de télécommunication dans le monde entier.
Pour faire avancer le yuan numérique, le Parti communiste sensibilise déjà les citoyens chinois à la technologie de la blockchain de différentes manières. Xuexi Qiangguo – l’application la plus populaire sur le Apple Store chinois – a ajouté un contenu informatif sur les blockchains ; les médias d’État et les applications officielles du gouvernement ont également popularisé le sujet. Quelques jours seulement après le grand discours de Xi, le Parti communiste a même lancé une nouvelle application mobile (appelée « Original Intentions Onchain ») pour encourager les membres à s’engager envers le parti « sur une blockchain ».
L’objectif global de Beijing, qui consiste à renforcer le contrôle de son économie et à exercer sa souveraineté financière, se cache derrière tout cela. Xi Jinping ne veut pas que le dollar américain, Libra ou le bitcoin soient à la tête du classement mondial. Il veut gagner la course à la monnaie qui vient de s’engager, et il a choisi de le faire en plaçant le yuan dans un registre numérique centralisé.
Une menace pour les droits de l’homme
À court terme, tout cela pourrait devenir une victoire pour Xi et une grande perte pour les droits de l’homme. Si la technologie fonctionne comme prévu et peut être déployée assez rapidement, le yuan numérique pourrait bientôt devenir la colonne vertébrale financière non seulement de la Chine, mais également des dizaines de pays de la « Belt and Road », de l’Asie du Sud à l’Amérique latine. De plus, en agissant de façon agressive pour créer une monnaie nationale numérique, la Chine suscitera l’intérêt de la part de gouvernements et d’entreprises susceptibles de suivre ses traces et pour créer leurs propres monnaies de surveillance.
Mais à long terme cela pourrait tout aussi bien être une titanesque erreur stratégique. La capacité de Bitcoin à séparer l’argent de l’État en créant une économie parallèle indépendante des gouvernement constitue l’un des seuls éléments pouvant remettre en cause les objectifs totalitaires de Xi Jinping. Et, malheureusement pour lui, il est difficile d’imaginer qu’il puisse présider un vaste programme d’éducation publique sur la blockchain destiné à des centaines de millions de personnes, sans qu’un nombre croissant d’entre elles se réveillent et se renseignent sur Bitcoin.
Un cheval de Troie pour Bitcoin et la liberté ?
C’est une chose de censurer Internet. Le régime peut interdire de mentionner la place Tiananmen, et la plupart des gens ne mettront pas en péril leurs moyens de subsistance pour apprendre ce qui s’est passé le 4 juin 1989 ou bavarder avec des amis sur des sujets tabous. Mais c’est tout autre chose de garder les gens à l’écart d’un actif financier performant sans obstacle à l’entrée. Les gouvernements peuvent limiter les gens dans leur accès à Internet, mais il sera beaucoup plus difficile de les empêcher d’accéder à Bitcoin.
Dans « Matrix », Morpheus donne à Neo le choix de prendre la pilule bleue et de rester dans son monde connu de confort et de sécurité, ou de prendre la pilule rouge et de passer de l’autre côté du miroir [2]. Le yuan numérique est la pilule bleue. Et il y a beaucoup de gens – peut-être même une large majorité – qui se sentent bien avec cette pilule, sont contents de se conformer aux règles et ne veulent pas risquer leur situation confortable et commode en faisant quelque chose qui pourrait la mettre en péril.
Mais il y a aussi beaucoup de Néo dans le monde et nombreux seront ceux qui voudront prendre la pilule rouge de Bitcoin, surtout s’il est censuré, difficile à obtenir et que son prix augmente d’année en année par rapport à un yuan numérique dont la valeur aura du mal à se maintenir.
Le Parti communiste chinois veut surfer sur la « hype » de la « blockchain » et créer une nouvelle monnaie de surveillance et de contrôle sans précédent. Il peut y parvenir, au moins à court terme. Nous ne devrions avoir aucun doute sur ses intentions ou ses capacités, et si nous nous soucions des droits de l’homme et de la liberté, nous ne devrions pas l’encourager. Le seul point positif c’est qu’au final le yuan numérique pourrait devenir un énorme cheval de Troie pour Bitcoin, et c’est Satoshi Nakamoto – et non pas Xi Jinping – qui rira le dernier.
Source : bitcoinmagazine.com
[1] M0, appelée aussi base monétaire, ou monnaie centrale, représente l’ensemble des engagements monétaires d’une banque centrale (pièces et billets en circulation, avoirs en monnaie scripturale comptabilisée par la banque centrale).
[2] L’Expression utilisée par l’auteur, « going down the rabbit hole » (« descendre dans le terrier du lapin »), est une allusion au premier chapitre d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll dans lequel l’héroïne suit le lapin blanc dans son terrier et pénètre dans un monde pour le moins étrange.