Alexandre Stachtchenko et Claire Balva ont témoigné hier devant la commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière. Nous reprenons ici le propos liminaire d’Alexandre tel qu’il l’a publié sur medium.
Mesdames et Messieurs les sénateurs,
Merci de nous avoir accueilli aujourd’hui pour évoquer le sujet des cryptos et de la réglementation financière visant à lutter contre la délinquance financière, le blanchiment, le financement du terrorisme, et le contournement de sanctions internationales.
Je remercie Claire d’avoir introduit notre propos par une partie plus descriptive sur ce que sont les cryptos, à quoi elles servent, la proportion dans la criminalité etc. De mon côté je souhaite évoquer deux sujets.
En premier lieu, comment les particularités des cryptos induisent une nécessité de repenser la régulation financière.
La deuxième partie sera peut-être un peu plus piquante ou taquine. J’essaierai de montrer que la réglementation ce n’est pas que des normes sur un papier, c’est aussi une réalité économique. Et parfois sous le couvert de belles normes ou de belles intentions, on constate des effets contreproductifs dans la vie réelle.
Je vais donc commencer par le changement de paradigme de la réglementation. On a vu les particularités des cryptos, et il y a en une en particulier que Claire a mis en avant : la capacité à posséder soi-même. Dans le monde de la finance traditionnelle, on ne peut pas posséder soi-même. Ce sont toujours des créances chez des intermédiaires financiers, qui veulent bien nous laisser accès à un compte.
Cette particularité de Bitcoin, et des autres cryptos, induit une nécessité de repenser toute la lutte contre la délinquance financière.
Pourquoi ?
Parce que l’entièreté de la réglementation financière élaborée depuis une trentaine d’années se construit sur une hypothèse fondamentale : la nécessité de recourir à un intermédiaire financier pour participer à l’économie.
Dans le monde des cryptos, cette hypothèse est caduque. Claire et moi pouvons nous envoyer des bitcoins l’un à l’autre sans jamais avoir ouvert de compte chez qui que ce soit, ni en demandant l’autorisation à qui que ce soit.
Ce que je dis peut sonner punk, libertarien ou anarchiste. En réalité, il s’agit ni plus ni moins que du fonctionnement actuel du cash. Je peux conserver du cash dans un portefeuille en cuir, le donner à un commerçant, recevoir un service. Et ce faisant, je n’ai jamais ouvert de compte chez une banque, ni donné mon passeport à qui que ce soit avant de faire la transaction.
Ce que les cryptos font, c’est qu’elles permettent à ce mode de fonctionnement, qui est la norme depuis fort longtemps, d’être transposé dans le monde numérique.
Aussi, à chaque fois qu’il vient à l’idée d’un régulateur ou d’un législateur d’encadrer l’usage des cryptos, il est une bonne hygiène que de se demander s’il accepterait le même encadrement pour le cash.
Est ce que lorsque l’on retire du cash au distributeur, on donne son passeport, un justificatif de domicile, et une vidéo selfie ?
Est ce que lorsque je dépose du cash sur mon compte, la banque peut me le refuser sous prétexte que deux semaines et dix transactions auparavant, ce cash a touché la main d’un dealer de drogue ?
Ça a l’air absurde, et c’est normal ça l’est. C’est pourtant ce qu’il se passe sur la réglementation des cryptos, où l’on impose aux utilisateurs des procédures de surveillance largement abusives, intrusives, dangereuses.
Pourquoi dangereuses ? Parce que contrairement au cash, les cryptos sont traçables, comme Claire l’a précisé. Si vous avez suivi l’actualité, vous avez peut-être constaté une recrudescence d’affaires sordides de violence et de kidnappings sur les détenteurs de crypto. La réglementation européenne qui a été votée récemment nous mène tout droit vers la multiplication de ce genre d’affaires.
Car les entreprises privées, contraintes et forcées, sont en train de constituer des registres géants avec le nom, prénom, adresse physique, et adresse crypto, permettant de retracer toute la vie financière de tous les citoyens, de connaître leur richesse précise et leurs interactions. Ces registres sont d’ores et déjà partagés avec des entreprises étrangères, souvent américaines, par obligation réglementaire, encore une fois, de transférer ces informations d’une entreprise à l’autre. Et ces registres seront piratés.
Si la lutte contre la délinquance financière est un combat louable, il ne doit pas se faire en offrant aux criminels une cartographie détaillée de qui possède quoi et habite où, en piétinant la sécurité des citoyens. La protection de la vie privée est le seul mécanisme de défense que nous avons, et plutôt que de la combattre, il faudrait que les pouvoirs publics la défendent et la garantissent.
A présent, j’aimerais mettre en avant les aspects pratiques et contreproductifs de la réglementation et de la surveillance financière, en m’appuyant très simplement sur l’étude du cas de la France ces dix dernières années.
En 2018, la France fait partie des premiers pays à implémenter une réglementation crypto à travers la loi PACTE. Le régime PSAN, Prestataires de Services sur Actifs Numériques, voit le jour et oblige les prestataires français à s’enregistrer auprès de l’AMF et à valider un certain nombre de contraintes avant d’avoir l’autorisation d’opérer en France.
La réglementation a trois objectifs affichés : d’abord protéger les épargnants (c’est la mission de l’AMF), ensuite lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme, mais aussi, enfin, résoudre un problème criant et absurde en France, où il existe de façon concomitante un monopole sur les comptes bancaires, et l’obligation d’ouvrir un compte bancaire pour lancer une entreprise.
Cette situation conduit à l’impossibilité de lancer quelqu‘entreprise que ce soit si l’objet social fait concurrence à l’oligopole bancaire français, puisque ce dernier décide de façon discrétionnaire qui a le droit d’entreprendre en France, via son monopole sur le compte bancaire.
Les services de Bercy pensaient qu’en établissant un statut réglementaire, les banques ne pourraient plus se cacher derrière le prétexte du risque de blanchiment pour refuser d’ouvrir des comptes bancaires aux entreprises françaises, car c’est le régulateur, en donnant le statut, qui prendrait le risque à sa charge.
Le bilan est peu reluisant pour les trois objectifs affichés.
Et commençons par le dernier : encore en 2024, la cour des Comptes dénonçait le non-respect du droit au compte bancaire pour les entreprises crypto. Concrètement, mon entreprise en est à sa onzième fermeture de compte bancaire en quatorze ans. Même ma SASU personnelle pour activité de conférencier a été menacée de fermeture. Le fondateur de Ledger, pourtant licorne française et fer de lance de l’industrie, affichait les lettres de refus des banques dans son bureau.
C’est donc la double peine pour les entrepreneurs. Après un à deux ans à attendre un précieux sésame réglementaire, qui aura souvent nécessité des centaines de milliers d’euros de dépenses juridiques, l’obtention de l’enregistrement auprès de l’AMF censé débloquer l’activité se transforme en une chasse à l’homme. Certaines entreprises qui avaient réussi à passer entre les gouttes se sont vues fermer leurs comptes après avoir été validées par le régulateur.
La liste blanche se transforme en liste noire : les banques n’ont plus qu’à piocher dedans pour fermer des comptes. Grâce à l’opacité de la réglementation financière, sous couvert de l’objectif de lutte contre le blanchiment, elles n’ont pas besoin de se justifier.
Le résultat en 2025 est très simple : les français n’ont pas arrêté d’utiliser la crypto. En revanche, ils passent par des entreprises étrangères, souvent domiciliées dans des îles paradisiaques.
Évidemment pour l’AMF et l’ACPR, il est bien plus aisé de contrôler régulièrement des entreprises françaises déjà surchargées de contraintes, que de se déplacer aux Bahamas pour demander des comptes à FTX, plateforme dont la fraude et la faillite a fait grand bruit fin 2022. Même en France, alors qu’une entreprise pourtant sur liste noire de l’AMF installait un stand à un salon au palais de la Bourse à Paris, l’AMF, pourtant juste de l’autre côté de la rue, ne trouvait pas la force de se déplacer.
Fin 2022, c’est d’ailleurs le moment où l’AMF a changé de présidente. Dorénavant c’est l’ancienne directrice générale du lobby bancaire qui occupe le poste, en violation des règles sur les conflits d’intérêts. A cet égard, un membre du conseil d’administration de l’AMF avait démissionné à l’époque, constatant, je cite, que “les conditions ne sont plus aujourd’hui réunies pour que l’Autorité des Marchés Financiers fonctionne effectivement comme une Autorité Administrative Indépendante.”.
Peu de temps après son arrivée, contre l’avis de l’ESMA, contre l’avis du parlement européen et contre l’avis de la commission européenne, la nouvelle présidente de l’AMF est allée souffler à l’oreille d’un de vos collègues, M. Maurey, pour demander un renforcement de la réglementation crypto en France. Renforcement qu’elle obtiendra, et qui n’a pas plus d’effet protecteur sur les épargnants que le statut précédent, mais a pour mérite de protéger toujours plus l’oligopole bancaire français.
Si l’on revient donc aux deux premiers objectifs de la réglementation, à savoir protéger les épargnants et lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme, la mission est un échec.
En effet, les français ne se servent pas de services français, ces derniers étant incapables de rester compétitifs en dédiant des ressources importantes pour surmonter les barrières à l’entrée dressées par un régulateur capturé, qui n’a plus d’indépendant que le nom, et dont la présidente laisse échapper lors de ses premiers voeux à la Place Financière de Paris en 2023, que son objectif est favoriser la compétitivité de l’écosystème bancaire, et non de protéger les épargnants.
Cerise sur le gâteau, même le gouvernement ne s’embête pas de la réglementation financière. Un an auparavant, il accueillait en grande pompe à Bercy le patron d’une entreprise qui n’avait pourtant pas le droit d’opérer en France. Au premier rang de l’événement, les entrepreneurs français qui venaient de se saigner pour se conformer à la réglementation anti-blanchiment, écoutaient avec un sourire crispé un entrepreneur étranger, dont la présence en France était illégale, et qui a depuis fait de la prison aux Etats-Unis, annoncer fièrement qu’il allait investir 100M€ en France, aux côté d’un ministre dont le président était alors en pleine campagne de réélection.
Ainsi, s’il doit y avoir une réflexion sur la délinquance financière, le blanchiment, le financement du terrorisme, ou le contournement des sanctions, il me semble qu’elle ne peut s’effectuer dans le monde parfait de la théorie, où par un miracle performatif, la norme produirait un réel qui s’adapte à celle-ci. La réflexion devrait avant tout commencer par une idée qui n’est pas particulièrement révolutionnaire mais qui tient en deux temps :
- Évaluer l’efficacité des politiques de contrôle et des réglementations déjà en place. Ce devrait être le cas pour n’importe quelle politique publique, mais cette évaluation n’a jamais été faite pour les 6 règlements anti-blanchiment que l’Europe a déjà voté successivement sans jamais se poser de questions sur leur efficience, ou encore leur compatibilité avec le RGPD, ou la CEDH plus généralement.
- S’assurer, pour les politiques en questions, de leur proportionnalité, et de leur traduction opérationnelle effective pour empêcher les distorsions de concurrence. Car c’est bien joli d’avoir un cadre à appliquer, mais c’est encore mieux d’avoir des entreprises sur lesquelles appliquer ce cadre.
Que retenir de tout cela, avant de passer aux échanges et aux questions ?
Premièrement, qu’il est impossible d’appréhender Bitcoin et les cryptos de la même façon que l’on appréhende les flux financiers traditionnels. Elles reposent sur des infrastructures techniques distinctes, différentes, et en particulier permettent la conservation d’actifs en propre, ce qui est impossible dans la finance traditionnelle.
Deuxièmement, et par voie de conséquence, que chaque individu et chaque entreprise peut redevenir maître de ses finances, de ses transactions, et agir en dehors du système financier réglementé. Si l’on ne veut pas s’orienter vers un monde où la moitié de la population travaille à surveiller l’autre moitié, il y a urgence à sortir du modèle réglementaire actuel, qui est largement inadapté.
Enfin, que lutter contre la délinquance financière présente le dilemme habituel entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Empiler les normes, les barrières à l’entrée, et fermer les yeux sur les agissements illégaux d’une industrie bancaire cartelisée, pourra peut être permettre de signaler sa vertu, mais n’aura d’autre effet pratique que de tuer l’industrie et la souveraineté française, tout en laissant nos concitoyens à la merci d’entreprises moins-disantes étrangères.
Je vous remercie de votre attention.