Extrait de L’élégance de Bitcoin de Ludovic Lars.
Le 11 juillet 2010, suite à la sortie de la version 0.3 du logiciel, une courte présentation de Bitcoin rédigée par un utilisateur est publiée sur Slashdot, un site d’actualité très populaire traitant de sujets pour les nerds comme l’informatique, les jeux vidéo, la science, Internet, etc. L’argumentaire de vente est le suivant :
« Que pensez-vous de cette technologie disruptive ? Bitcoin est une monnaie numérique basée sur un réseau pair à pair, sans banque centrale, et sans frais de transaction. À l’aide d’un concept de preuve de travail, les nœuds brûlent des cycles de processeur pour chercher des paquets de pièces et diffusent leurs résultats sur le réseau. L’analyse de la consommation d’énergie révèle que la valeur marchande des bitcoins est déjà supérieure à la valeur de l’énergie nécessaire pour les générer, ce qui indique une demande saine. La communauté a bon espoir que la monnaie restera hors de portée de tout État [1]. »
Ceci provoque un afflux massif de nouveaux visiteurs sur le site et sur le forum, ainsi qu’une augmentation du nombre d’utilisateurs et de mineurs sur le réseau. Le réseau tient le coup malgré la montée en charge. En conséquence, le prix du bitcoin connaît la première hausse majeure de son histoire, en passant de 0,008 $ à 0,08 $ en une semaine, soit une multiplication par 10 !
Parmi les personnes qui découvrent Bitcoin grâce à Slashdot, il y a Jed McCaleb, un entrepreneur et programmeur américain de 35 ans, connu pour avoir cofondé et développé le logiciel de partage de fichiers en pair à pair eDonkey2000 dans les années 2000. Constatant à quel point il est pénible de se procurer du bitcoin contre des dollars, il décide de créer une place de marché spécialisée. Pour ce faire, il réutilise un de ses anciens projets mis au point en 2007 : Magic The Gathering Online eXchange (MTGOX), un site web qui permettait d’acheter et de vendre des cartes du jeu en ligne Magic: The Gathering Online [2]. Il reprend le même nom de domaine au passage : mtgox.com.
Une semaine plus tard, le 18, la plateforme de change Mt. Gox (« Mount Gox ») est lancée et annoncée officiellement sur le forum par Jed. Grâce à son expertise, il fait en sorte que la plateforme fonctionne comme une place de marché automatisée, à l’instar des bourses en ligne modernes. Elle se distingue de Bitcoin Market par le fait qu’elle est « toujours en ligne, automatisée », que « le site est plus rapide et a un hébergement dédié » et que « l’interface est plus agréable [3] ». Par conséquent, Mt. Gox s’impose rapidement comme le moyen principal de se procurer du bitcoin, devenant la référence en ce qui concerne le cotation en dollars.
Le minage connaît également une phase ascendante. L’afflux de nouveaux mineurs fait passer le taux de hachage du réseau (le nombre de calculs par seconde) au-dessus du milliard de calculs par seconde (1 GH/s) dès le 13 juillet. Certains mineurs développent leur propre algorithme de minage par GPU. C’est le cas de ArtForz, un développeur allemand, qui se met à miner le 19 juillet et qui construit au cours du temps la première ferme de minage de Bitcoin, qui sera connue sous le nom d’« ArtFarm » [4].
Mais cette croissance suivant la présentation sur Slashdot provoque également des problèmes d’ordre technique, mettant le système à l’épreuve. Deux incidents viennent ainsi perturber le projet.
Le premier incident est la découverte d’une vulnérabilité dans le code de Bitcoin qui rend possible la dépense de bitcoins à partir de n’importe quelle adresse (cette vulnérabilité sera appelée le « 1 RETURN bug » en référence au script nécessaire pour réaliser cette dépense). C’est ArtForz qui en découvre l’existence à la fin du mois de juillet 2010. Au lieu d’exploiter cette faille et de s’emparer de la richesse présente sur le réseau pour la revendre discrètement, il choisit de prévenir Satoshi et Gavin par courriel. Satoshi s’empresse d’inclure la correction dans la mise à jour 0.3.6 et recommande à tous les utilisateurs de mettre à jour leur logiciel. La vulnérabilité n’est pas exploitée et Bitcoin échappe ainsi au pire.
Le second évènement est le value overflow incident. Le 15 août vers 17 heures, un bloc miné contient une transaction qui crée plus de 184 milliards de bitcoins. Cette création exploite une vulnérabilité de dépassement de mémoire (overflow) dans la représentation des quantités dans Bitcoin. Une heure plus tard, le problème est repéré par Jeff Garzik, un ingénieur américain ayant découvert Bitcoin grâce à Slashdot, qui avertit la communauté sur le forum [5].
La réaction de Satoshi ne se fait pas attendre. Un peu avant minuit, il publie un correctif créant une chaîne alternative ne contenant pas la transaction incriminée. La situation conflictuelle est résolue lorsque la chaîne correcte devient plus longue que l’autre le lendemain à 8 heures 10 du matin. Cet incident perturbe l’activité du réseau pendant 15 heures environ mais le problème est vite réglé grâce à une réactivité forte de la communauté. Suite à cet incident, Satoshi implémente un système d’alerte dans Bitcoin, lui permettant d’avertir tous les nœuds du réseau en cas de problème technique [6].
Au cours de l’automne, la popularisation du minage par processeur graphique rend le minage par CPU quasi impossible. C’est ce qui provoque l’apparition de la première coopérative de minage le 27 novembre, Bitcoin.cz Mining, une organisation permettant aux petits mineurs de lisser leurs revenus en regroupant leurs puissances de calcul respectives [7]. Créée par Marek Palatinus (connu sous le pseudonyme de slush), un architecte informatique tchèque, la coopérative sera par la suite rebaptisée Slush Pool en son hommage.
De manière générale, à la fin de l’année 2010, on peut considérer que le projet Bitcoin a pris son envol : l’économie s’est fortifiée, notamment avec les services de change, le minage s’est spécialisé avec l’apparition du minage par GPU et le protocole a été mis à l’épreuve par la découverte de failles dans le logiciel. Ces éléments montrent que les incitations des différents acteurs du système sont alignées. C’est à ce moment-là que Satoshi décide de disparaître.
Source : https://bitcoinelegance.fr/chapters/les-debuts-de-bitcoin
1 Teppy, « Bitcoin Releases Version 0.3 », Slashdot, 11 juillet 2010 : https://news.slashdot.org/story/10/07/11/1747245/Bitcoin-Releases-Version-03.
2 Jed McCaleb, Re: New Bitcoin Exchange, 18/07/2010 02:53:07 UTC : https://bitcointalk.org/index.php?topic=444.msg3891#msg3891.
3 Gwern Branwen, 2014 Jed McCaleb MtGox interview, 16 février 2014 : https://www.gwern.net/docs/bitcoin/2014-mccaleb.
4 Le 13 août 2010, la ferme de minage d’ArtForz était constituée de 6 cartes graphiques ATI Radeon HD 5770 ; à la fin, elle se composait de 24 ATI Radeon HD 5970. – Tim Swanson, How ArtForz changed the history of Bitcoin mining, 20 avril 2014 : https://www.ofnumbers.com/2014/04/20/how-artforz-changed-the-history-of-bitcoin-mining/.
5 Jeff Garzik, Strange block 74638, 15/08/2010, 18:08:49 UTC : https://bitcointalk.org/index.php?topic=822.msg9474#msg9474
6 Satoshi Nakamoto, Development of alert system, 22/08/2010 23:55:06 UTC : https://bitcointalk.org/index.php?topic=898.msg10722#msg10722. – Après avoir servi entre 2012 et 2015, ce système d’alerte a été progressivement désactivé pour finir par être définitivement supprimé du logiciel en 2017 (https://bitcoin.org/en/alert/2016-11-01-alert-retirement).
7 Marek Palatinus (slush), Cooperative mining, 27/11/2010, 13:45:41 UTC : https://bitcointalk.org/index.php?topic=1976.msg24844#msg24844.