Professeur de Sciences Economiques à l’Université d’Orléans et membre du Conseil National des Universités, Anne Lavigne se définit sur son profil Twitter comme « vaguement économiste » et « résolument velléitaire ». L’article qu’elle vient de publier sur son blog fera sans doute réagir les lecteurs de bitcoin.fr.
Sur son blog Mutatis mutandis, Anne Lavigne est donc revenue aujourd’hui sur le rapport sur les enjeux liés au développement du Bitcoin et des autres monnaies virtuelles que la commission des finances du Sénat a rendu public le 23 juillet dernier avant de s’attaquer au fonctionnement de Bitcoin qu’elle présente comme un système « doublement voué à l’échec ».
« Philippe Marini, sénateur UMP président de la commission des finances du Sénat, et François Marc, sénateur PS (et néanmoins cher collègue) ont produit le 23 juillet 2014 un rapport d’information sur « Les enjeux liés au développement du Bitcoin et des autres monnaies virtuelles ». Le rapport se présente sous la forme d’une page de « conclusions et recommandations » (en français et en anglais), suivie d’une première partie de 11 pages qui constitue le rapport lui-même et d’une seconde partie d’annexes, subdivisée en une étude comparative de 50 pages réalisée par la Direction générale du Trésor et un verbatim de 24 pages d’une séance d’audition d’experts réalisée en janvier 2014. Il se conclut par le texte de présentation des deux sénateurs devant la Commission des finances.
Autant le dire d’emblée, la qualité du rapport, et des informations qu’il véhicule puisque tel est son objet, tient plus dans les annexes que dans le rapport proprement dit. Le décalage est même saisissant entre les propos des experts auditionnés et la synthèse qui en est faite par les deux rapporteurs. Comme si, ne voulant pas laisser passer le train de la technologie, les sénateurs s’engageaient avec un enthousiasme juvénile dans une aventure qui a en définitive plus avoir avec du pied nickelage qu’avec la macroéconomie monétaire.
Le bitcoin, objet de fantasmes
Le bitcoin contient tous les ferments du concept qu’on ne peut critiquer sans se faire taxer d’incompétence ou d’esprit rétrograde. Il y a de la technologie (du code, de la cryptographie, des plateformes en réseaux) et il y a, au moins en apparence, de la monnaie, elle-même objet de tous les fantasmes. La lecture du verbatim de l’audition conjointe des six experts sollicités (Mme Delphine d’Amarzit, chef du service du financement de l’économie de la direction générale du Trésor, MM. Denis Beau, directeur général des opérations à la Banque de France, Jean-Baptiste Carpentier, directeur du service Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la fondation Internet nouvelle génération (FING), Jean- Paul Garcia, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), et Gonzague Grandval, président de Paymium SAS) est pourtant édifiante.
Invité à s’exprimer le premier, Denis Beau souligne d’emblée que « le terme de « monnaie » ou « de moyen de paiement », appliqué aux bitcoins est largement un abus de langage pour des raisons à la fois économiques et juridiques. » En effet, le bitcoin et plus généralement les « monnaies virtuelles » n’ont pas l’attribut essentiel d’une monnaie à savoir la capacité à éteindre instantanément et sans contestation possible une dette. Prenons un exemple simple : dans votre boulangerie préférée, la baguette est vendue un euro. Si vous voulez acquérir une baguette, et que vous donnez une pièce de un euro à votre boulangère, vous avez instantanément et définitivement payé votre achat. Éventuellement, si la boulangère est scrupuleuse, elle aura attentivement scruté votre pièce afin de déterminer si cette pièce n’est pas falsifiée ou si elle ne présente pas une ressemblance avec une autre pièce (ce qui n’est d’ailleurs pas si simple que cela : il y a 18 pays européens membres de la zone euro, et chaque euro a une face européenne commune, et une face nationale spécifique… sans compter les euros émis par Andorre, San Marin, Monaco et le Vatican). L’euro a servi dans cette transaction d’unité de compte (toutes les valeurs des biens vendus dans la zone euros sont exprimées en euros) et d’intermédiaire de l’échange (un euro a été remis et accepté en échange d’une baguette). On dit que l’euro a cours légal dans la zone euro : votre boulangère ne peut refuser l’euro que vous lui remettez en paiement de votre baguette. Elle peut éventuellement vous refuser le chèque de un euro que vous souhaiteriez lui faire, ou le paiement par carte bancaire ; comme seul l’euro a cours légal en France, elle peut aussi vous refuser une livre sterling (même si une livre vaut aujourd’hui plus qu’un euro), car la livre n’a pas cours légal en France. Et ce qui fait que l’euro a cours légal, c’est la garantie apportée par la puissance publique, même si le passage à l’euro a distendu le lien entre monnaie et Etat.
La métaphore minière, un bon filon…
Qu’en est-il du bitcoin ? Alexandre Delaigue a clairement expliqué dans ce billet en quoi le bitcoin contient les germes de son échec. Puisque le bitcoin emprunte à la terminologie minière, filons (ah, ah…) la même métaphore. Au départ, se trouve un inventeur qui créé un objet informatique (une chaîne de codes d’instruction) qu’il appelle bitcoin et dont il garantit la valeur comme monnaie : autrement dit, il garantit à ses détenteurs futurs que cet objet informatique leur permettra d’acquérir des biens ou des services. En ce sens, le bitcoin comme n’importe quelle monnaie repose sur la confiance dans son pouvoir libératoire : j’admets la fiction selon laquelle, ce bout de métal, ou ce bout de papier s’il s’agit d’un billet, ou cette ligne d’instructions s’il s’agit du bitcoin, me permettra de payer mes achats, c’est-à-dire d’éteindre la dette qui me lie temporairement à un commerçant qui me vend sa marchandise. Le géniteur initial (on parle de genesis block pour la première série de bitcoins créés) doit réussir à convaincre les mineurs suivants de poursuivre l’oeuvre, de la même manière qu’un propriétaire de terrain aurifère louerait son terrain pour permettre à de nouveaux orpailleurs d’extraire de nouvelles pépites. Et de la même manière que sur un site donné, les rendements en or sont décroissants (plus la rivière est tamisée, moins on y extrait de pépites), le rendement de la production de bitcoins est décroissant, car la sécurisation de chaque production de bitcoin se fait à coût croissant. En effet, la production de bitcoins repose sur la validation de transactions effectuées en bitcoins, comme si l’extraction de nouvelles pépites d’or n’était validée par le propriétaire de la mine que dans la mesure où les pépites d’or antérieurement découvertes avait permis des transactions. Dans le système bitcoin, la seule manière de créer des bitcoins est de rémunérer en bitcoins les codeurs capables de valider des transactions en bitcoins. Et le code source du système bitcoin prévoit une décroissance exponentielle de la rémunération en bitcoins : aujourd’hui, la rémunération s’élève à 25 bitcoins, et le système ne produira plus de bitcoins vers 2040, date à laquelle le montant maximal de bitcoins sera atteint, avec 21 millions de bitcoins en circulation. Le parallèle entre l’orpaillage et le « bitcoinage » est d’ailleurs saisissant : à la technologie individuelle dans laquelle quelques amateurs éclairés pouvaient s’engager au début dans l’aventure a succédé une technologie artisanale, et désormais une véritable technologie industrielle en recherche de rendements non (trop rapidement) décroissants.
Retour aux fondamentaux : qu’est-ce qu’une monnaie ?
On voit bien que cet apologue souligne l’inanité du dispositif au regard des fonctions usuelles d’un système monétaire. En effet, une monnaie remplit essentiellement deux fonctions : unité de compte et intermédiaire des échanges. La grande majorité des manuels d’économie ajoutent une troisième fonction, celle de réserve de valeur ; en réalité, la dernière fonction n’est pas essentielle, au sens où elle se comprend dans un cadre intertemporel : la monnaie n’est réserve de valeur aujourd’hui que parce qu’on sait (ou plutôt, qu’on anticipe) qu’elle sera intermédiaire des échanges demain. Le bitcoin est-il une unité de compte ? Oui, en première instance, si on admet qu’on peut mesurer la valeur des biens en bitcoins. Au cours du 25 août 2014, une baguette de pain vaut environ 0,0026 bitcoin. Le problème est que la valeur du bitcoin varie tous les jours par rapport aux monnaies qui ont cours légal. Et c’est cette instabilité de la valeur de l’unité de compte qui pose problème, un peu comme si on tentait de déterminer qui détient le record du monde du 100m, alors que certains coureurs évolueraient sur une piste de 90m et d’autres sur une piste de 110m [Ok, je sais, dans tous les cas, c’est Usain Bolt…]. Certes on pourrait objecter que l’euro fluctue aussi vis à vis du dollar (et de toutes les autres monnaies) ; mais ce qui fait la qualité de l’euro en tant qu’unité de compte dans la zone euro, c’est qu’il a cours légal. Le bitcoin est-il un intermédiaire des échanges ? Ici encore, le fait que le bitcoin n’a pas cours légal limite son pouvoir libératoire dans les transactions : nul n’est tenu d’accepter le bitcoin en paiement. En droit, le bitcoin n’est pas un moyen de paiement au sens du Code monétaire et financier. Et de fait, la valeur des bitcoins émis, et le nombre de transactions en bitcoins, sont limités, même si les zélateurs du bitcoin soulignent que de nombreux e-commerçants acceptent le bitcoin comme moyen de paiement, et même des universités acceptent le paiement des frais d’inscription en bitcoins.
L’intervention de Denis Beau , auditionné, se conclut d’ailleurs sur cet échange savoureux : « M. Philippe Marini, président. – Je vous poserais une question très simple : le bitcoin est-il de la fausse monnaie ? M. Denis Beau. – Ce n’est pas une monnaie. »
Le « système bitcoin » comme technologie de certification
Alors, si le bitcoin n’est pas une monnaie, qu’est-ce que c’est et pourquoi vouloir en réguler l’émission ? Juridiquement, comme le soulignent les annexes du rapport sénatorial, selon les caractéristiques de leur droit général, les Etats ont des qualifications juridiques différentes du bitcoin : tantôt monnaie électronique, tantôt bien numérique… Et c’est vrai que la question de qualification juridique n’est pas neutre, car elle a des implications fiscales : un compte en bitcoins est-il soumis à l’ISF ? Une transaction en bitcoins est-elle soumise à la TVA ? aux droits de douane ? aux plus-values de cessions sur titres financiers ? aux dispositifs de lutte anti-blanchiment d’argent ?
En réalité, l’attrait, voire la fascination, pour le bitcoin tient plus, non pas à sa nature même, qu’à la technologie qui sous-tend la certification des transactions effectuées en bitcoins. Et de ce point de vue, il faut bien admettre que les procédés cryptographiques permettant de certifier qu’un bitcoin une fois émis ne peut servir en même temps à deux transactions différentes (de la même manière, que vous ne pouvez pas acheter chez votre boulangère un pain au chocolat et une brioche avec la même pièce de 2 euros…) sont astucieux. Et c’est précisément cette technologie de certification qui semble avoir séduit les rapporteurs sénatoriaux. Alors que, de mon point de vue, la technologie des plateformes d’échanges électroniques n’est pas une question essentielle : au niveau macroéconomique, la question de la création de bitcoins est plus importante que la question de leur circulation. Et d’ailleurs, le rapport sénatorial souligne bien que, si les transactions en bitcoin (circulation) sont parfaitement sécurisées, en revanche, la détention de bitcoins (création/destruction) ne l’est pas puisqu’in fine, les bitcoins sont détenus sur des supports physiques (clefs usb, disques durs, serveurs…) qui ne sont pas inviolables. Autrement dit, si chaque transaction en bitcoin est irréversible, certifiée, et indiscutable, il est tout à fait possible de perdre sa richesse en bitcoins, en perdant le code d’accès à son compte bitcoin (sa clef privée) ou en jetant un vieux disque dur plein de soda .
Décentralisation vs. centralisation de la gestion de l’offre de monnaie : le paradoxe bitcoin
Initialement, dans une perspective libertaire, le « système bitcoin » (entendu comme combinaison d’une monnaie et d’une technologie de paiement) visait à s’affranchir de la nécessité d’une régulation centralisée et publique de l’offre monétaire. Le minage décentralisé, dans lequel n’importe quel agent économique peut créer un bitcoin, et la circulation décentralisée du bitcoin sur internet, dans laquelle aucun acteur ne prélève de commission, a l’apparence du libéralisme économique. En réalité, même si son concepteur l’avait envisagé sans y croire vraiment, la technologie de minage n’échappe pas à la loi des rendements décroissants de sorte que les fermes de minage se concentrent désormais jusqu’à peut-être atteindre la part de marché fatidique des 51 % [un mineur prend le contrôle de 51 % des nœuds du réseau], à partir de laquelle une entité privée détiendra le monopole de la certification des transactions en bitcoins, et partant de leur émission monétaire. Ironique paradoxe à l’heure où les banques centrales sont fustigées pour le déficit démocratique (réel ou allégué…) de leurs décisions…
Le « système bitcoin » est donc doublement voué à l’échec. Sur un plan technologique, pour s’affranchir des rendements décroissants, sa production se concentrera aux mains d’un nombre restreint d’opérateurs, voire un opérateur unique. Et on ne voit pas ce que les démocraties gagneraient à transférer le pouvoir de création monétaire à un monopole privé. Sur un plan monétaire, l’instabilité substantielle du bitcoin rend périlleuse sa demande comme moyen de paiement, et partant hautement spéculative sa détention comme réserve de valeur ».
Source : Mutatis mutandis, le blog d’Anne Lavigne.