Bitcoin : derrière la bulle, de vrais débats

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paristechreview.com vient de publier un excellent article de Pierre Noizat, Directeur général de Paymium :

« Les bitcoins ont fait couler beaucoup d’encre récemment, avec l’éclatement d’une bulle spéculative qui s’était formée autour de cette nouvelle monnaie…

Pourtant, ces soubresauts ne doivent pas occulter d’autres débats, plus techniques mais aux enjeux considérables. Cette technologie représente en effet dans les solutions de paiement en ligne un véritable saut qualitatif, qui facilite le règlement des petits montants en réduisant les coûts de traitement des transactions.

Rappelons brièvement de quoi il s’agit. Le protocole bitcoin, publié sur Internet en 2008, a permis de créer un système monétaire complet et indépendant des banques, que chacun peut adopter en se joignant à un réseau de pair-à-pair sur Internet : concrètement, il suffit de télécharger une application ou de s’enregistrer sur un des nombreux sites qui donnent accès au réseau. Chacun peut dès lors être sa propre banque et opérer librement des transactions avec ses pairs.

Les unités de compte qui circulent sur ce réseau sont appelées « bitcoins » et sont convertibles en devises classiques grâce à des places de marché sur Internet. Les bitcoins ne sont pas générés comme les euros ou les dollars par l’émission d’un crédit. Ils sont créés ex nihilo : toutes les dix minutes, une transaction spéciale créant une certaine quantité de bitcoins est émise par un des participants du réseau, à son profit.

La technologie s’appuie sur un mécanisme assez complexe d’empreintes numériques et de signatures électroniques (cf. le livre que j’ai publié en 2012: Bitcoin, monnaie libre pour en savoir plus sur le fonctionnement du protocole). Ce mécanisme fixe une limite asymptotique de 21 millions de bitcoins à la quantité maximale de monnaie qui pourra être créée par le réseau.

Cette création ex nihilo est désormais la règle pour toutes les devises en circulation depuis la fin de l’étalon or dans les années 70, de sorte que le vocable “monnaie virtuelle” ne permet plus de distinguer les monnaies officiellement reconnues par les Etats des nouvelles monnaies dont l’encadrement règlementaire est encore flou.

Mais la création monétaire limitée par le protocole bitcoin présente un modèle radicalement différent de toutes les autres monnaies étatiques dont la masse monétaire est en croissance exponentielle: l’algorithme de bitcoin est public et libre d’accès alors que les décisions des banquiers centraux sont prises derrière des portes capitonnées.

Les géants d’internet comme Amazon ou Facebook n’ont envisagé la création de leur propre monnaie sur internet que dans la perspective d’en être les banquiers centraux.

Pourtant, depuis 2009, le réseau Bitcoin s’est développé pour devenir le plus grand réseau de calcul distribué sur internet, sa puissance de calcul (1000 petaFLOPS, le calcul d’une empreinte numérique représente environ 13 kFLOP) dépassant largement la capacité de calcul combinée des 500 premiers super-ordinateurs de la planète.

Cette énorme puissance de calcul combinée des participants au réseau bitcoin assure la vérifiabilité et la sécurité des transactions bitcoin.

On peut aujourd’hui effectuer avec bitcoin, gratuitement et en quelques secondes, une transaction électronique d’un point du globe à un autre, au grand dam des intermédiaires financiers traditionnels qui y voient une menace pour leur marges confortables.

Comme le protocole, les transactions bitcoins sont parfaitement vérifiables et transparentes car publiées sur Internet. Les données des transactions sont suffisamment diversifiées pour que chacun soit en mesure de décider d’associer son identité à une transaction ou de garder l’anonymat. En tout cas, ces caractéristiques uniques de Bitcoin et la vitalité du réseau n’ont pas manqué d’attirer la convoitise des investisseurs et des spéculateurs, ces derniers étant à l’origine de la volatilité observée depuis 2011 sur le taux de change flottant des bitcoins.

Ce défaut de jeunesse ne doit pas faire oublier la façon dont Bitcoin peut redistribuer les cartes dans le monde du paiement en ligne.

En effet, publié sous licence libre, le protocole Bitcoin constitue de facto une norme mondiale qui permet à toutes les solutions de paiement s’appuyant sur cette technologie d’être compatibles entre elles, à l’inverse des derniers projets des banques (Kwixo, s-money) ou des opérateurs télécoms (Buyster). Ces projets se heurtent au mur de «l’effet réseau»: un utilisateur de Kwixo ne peut pas payer simplement un utilisateur de Buyster. Seul Paypal, grâce à sa position dominante basée sur un très grand nombre d’utilisateurs, peut convaincre aisément les marchands de proposer sa solution de paiement en ligne. C’est pourquoi les concurrents de Paypal sont condamnés à se mettre d’accord rapidement sur un protocole standard ou à disparaître.

Une alternative aux réseaux privés de paiement
C’est dans ce contexte que Bitcoin prend tout son intérêt, et représente une excellente nouvelle pour les consommateurs : pour la première fois, il est possible désormais de faire émerger une alternative aux réseaux privés de paiement (Visa/Mastercard,Western Union, etc). Bitcoin est donc un ingrédient essentiel pour introduire davantage de compétition parmi des moyens de paiement qui prélèvent actuellement une part significative des marges de la distribution en ligne : une commission de 3% prélevée par Paypal sur le montant d’un achat en ligne peut représenter plus du tiers de la marge du commerçant.

L’un des avantages de Bitcoin est qu’il s’agit d’un logiciel libre. Il instaure ainsi un régime de concurrence saine, car aucune société ne pourra jamais imposer des commissions excessives sur le réseau Bitcoin sans craindre d’y être dépassée par ses concurrents. Les enjeux sont considérables car le domaine encore neuf des paiements en ligne n’est aujourd’hui pas suffisamment concurrentiel.

La Commission européenne a estimé que le total des paiements effectués par carte s’élevait à 1350 milliards d’euros par an et ces paiements donnaient lieu à des commissions d’interchange d’un montant évalué à 25 milliards d’euros par an, que les banques facturent indirectement aux entreprises de l’Union européenne. À l’instar de diverses autorités nationales, la Commission européenne a pointé à plusieurs reprises le caractère infondé, anticoncurrentiel et disproportionné de ces commissions. Elle critique notamment le fait que ces commissions gonflent le coût de l’acceptation des cartes par les détaillants sans générer des gains d’efficacité prouvés, ainsi que le risque pour les consommateurs de payer deux fois les cartes de paiement (une première fois sous la forme de frais annuels payés à leur banque et une seconde fois sous la forme de prix de détail majorés).

Un problème grandissant : les fraudes à la carte bancaire
Le développement du commerce en ligne est menacé par la hausse sensible des fraudes à la carte bancaire, qui appelle une réponse non pas seulement pénale et réglementaire, mais aussi technologique.

Une étude de février 2012 dénonçait l’ampleur de la fraude sur les paiements en ligne, fraude jusqu’à 113 fois plus élevée que sur les paiements de proximité. Fin 2012, l’Observatoire de la sécurité des cartes de paiement (organisme présidé par la Banque de France) confirmait la progression de la fraude, de 12 % en montant de 2010 à 2011 alors que les paiements par carte ne progressaient que de 7 %. Le commerce à distance représentait 61 % de la fraude, pour seulement 8,4 % des transactions. De plus, dans 70 % des cas ce sont les consommateurs qui ont détecté la fraude, les banques n’ayant prévenu les clients que dans 22 % des cas.

Bitcoin fait partie des solutions technologiques qui peuvent permettre de dénouer ce problème et de restaurer une confiance aujourd’hui menacée. Avec la technologie Bitcoin, l’utilisateur n’expose aucune donnée bancaire susceptible d’être utilisée pour prélever des sommes indues sur son compte. Bitcoin est un paiement « push » consistant à envoyer un message comportant une transaction signée alors que les moyens de paiement traditionnels (cartes bancaires) fonctionnent en mode «pull» et consistent à fournir une information sensible (le numéro de carte) permettant de prélever de l’argent sur un compte. Notons que sans possibilité d’enregistrer son numéro de carte, le client potentiel abandonne souvent (dans un tiers des cas) son panier avant la saisie fastidieuse des 16 chiffres de sa carte bancaire. C’est aussi qu’entre la décision d’achat et l’acte d’achat, il y a le doute, alimenté par la possibilité d’une fraude.

Or une solution comme Bitcoin oppose une prévention efficace à la fraude : il est beaucoup plus logique et facile d’identifier les commerces de confiance que de scruter les habitudes d’achat de millions d’utilisateurs. De même, le stockage des numéros de cartes bancaires par un nombre croissant de sites marchands ou de porte-monnaie en ligne est à la fois coûteux et inefficace. Coûteux car les attaques visant ces bases de données contraignent les opérateurs à mettre en place des infrastructures dédiées. Inefficace car, sur le principe du maillon faible, une vulnérabilité d’un seul de ces opérateurs réduit à néant la sécurité mise en place par les autres.

La question sensible de l’anonymat
Les avantages indéniables de Bitcoin pour répondre aux problèmes actuels et futurs des solutions de paiement en ligne s’accompagnent de questionnements sur certaines innovations du protocole de paiement, qui ont pu susciter des inquiétudes.

Notons d’emblée que les lobbies des banques privées n’ont pas hésité à caricaturer les risques supposés liés à Bitcoin. Deux représentants de la Bitcoin Foundation ont ainsi été conviés à Washington mi-juin pour une conférence consacrée à… la pornographie infantile. Il n’est pas interdit de penser que les lobbys des réseaux bancaires privatifs ont intérêt à créer une atmosphère sulfureuse autour d’une innovation aussi puissante car son émergence sonnera la fin de la rente de situation dont ils bénéficient depuis des décennies. Les mêmes tentatives d’amalgames avec le terrorisme ou la pornographie avaient été employées pour dénigrer l’émergence du web en son temps.

Mais allons au fait. La principale inquiétude porte sur la possibilité de réaliser des transactions anonymes, qui laisserait augurer d’un boulevard offert au blanchiment d’argent. Or cette critique fréquente est doublement infondée. Tout d’abord, il faut se rappeler que dans certaines situations, l’anonymat est en fait souhaitable pour préserver nos libertés : si une entreprise privée ou publique peut accéder à toutes nos données de transaction, elle pourra utiliser ces données à l’encontre de tous ceux qui exercerait un contre-pouvoir utile, comme remonter publiquement une alerte sur une pratique abusive ou dangereuse. Dans bien des pays, un citoyen hésitera à payer sa cotisation à un parti d’opposition avec une carte de crédit s’il suspecte une collusion entre sa banque et son gouvernement. Alors que les pouvoirs de l’État sur notre vie quotidienne sont désormais transférés pour partie au pouvoir supranational d’entreprises privées, cette question devrait nous inciter à une vision nuancée de l’identité numérique et de l’anonymat.

Par ailleurs, l’anonymat, comme la décentralisation ou la sécurité, ne se mesure pas avec une variable booléenne, vraie ou fausse. Dans une transaction bitcoin, il y a au moins une adresse d’origine (hormis les transactions de génération qui créent les bitcoins ex nihilo mais en quantité limitée) et une adresse de destination. L’analyse des transactions peut permettre de remonter aux identités impliquées dans une transaction ou de mettre en évidence une volonté délibérée d’anonymat. En particulier, l’usage du réseau Tor (réseau d’anonymisation des adresses IP) ou d’un service de mixage des fonds sera révélateur d’une intention de dissimulation.

De même, l’évasion fiscale s’appuie très majoritairement sur l’optimisation fiscale grâce aux niches généreusement accordées aux entreprises multinationales. L’usage de Bitcoin pour une entreprise ou un particulier à des fins d’évasion fiscale présente bien plus de risques que celui de l’argent liquide traditionnel car chaque transaction laisse une trace ineffaçable sur internet: même si il peut être difficile de remonter à sa source, cela reste faisable. Il est donc exagéré de dire que l’émergence de Bitcoin favoriserait ce genre de pratique.

Enfin, la vérification d’un paiement par la vérification systématique d’une identité uniquement liée au nom accroît le risque d’un vol d’identité : cette conception de la sécurité est dépassée dans une société numérique et doit être revue par la prise en compte d’identité multiples où le nom du porteur n’est qu’un paramètres parmi d’autres. Par exemple, s’il faut vérifier l’âge du porteur d’une identité numérique à l’entrée d’un site, il est techniquement possible que sa date de naissance soit révélée sans que son nom le soit.

Bitcoin s’inscrit tout à fait dans cette logique : il est possible de concevoir un moyen de paiement en bitcoins qui permette de vérifier que le paiement provient d’un porteur majeur sans pour autant vérifier son nom (il suffit de lier la clé privée utilisée pour le paiement à un certificat obtenu auprès d’une autorité de vérification, qui révélera l’âge du porteur sans divulguer son nom).

Évolutions en vue
Les États-Unis montrent une prise de conscience de ces changements par les pouvoirs publics. Jennifer Shasky Calvery, nouvelle directrice du Financial Crimes Enforcement Network (FinCen), équivalent américain de TracFin en France, a déclaré le 13 juin 2013 que les opérateurs de site de change de bitcoins n’avaient rien à craindre s’ils se conformaient aux règles prescrites concernant la lutte contre le blanchiment d’argent.

En pratique, les principaux sites de change de bitcoins aux État-Unis ont entrepris d’obtenir les licences de « Money Services Business » (MSB) nécessaires à l’exercice légal de leur activité dans chaque Etat. Seuls ceux qui ont reçu des financements de Business Angels ou de capital-risque peuvent se lancer dans ces démarches relativement coûteuses.

En Europe, un site de change doit s’appuyer sur un établissement de paiement pour recevoir de dépôts en euros et vérifier l’origine des fonds. Contrairement aux Etats-Unis où une licence MSB doit être attribuée par chaque Etat dès lors qu’un client est domicilié dans cet Etat, une licence d’établissement de paiement permet d’exercer son activité dans l’ensemble de la zone euro. Le partenariat entre Bitcoin-central et l’établissement de paiement Aqoba a été une première mondiale parmi les place de marché bitcoin.

À défaut d’une licence d’établissement de paiement, une licence de bureau de change en ligne permet de vendre des bitcoins directement à un prix de marché fixé librement par l’opérateur sur la base des cours constatés sur les places de marché. C’est le cas par exemple de Bitsofgold en Israel ou de Coinbase aux Etats-Unis. Dans ce cas, le bureau de change peut se contenter d’appliquer la TVA sur les commissions qu’il prélève, en supposant que bitcoin soit considéré comme une devise numérique plutôt que comme une matière première qui serait, elle, taxée avec une TVA de 20% sur l’ensemble de la vente. Il semble que la BCE («Virtual currency schemes», octobre 2012) et Fincen (FIN-2013-G001, en mars 2013) ont déjà reconnu à Bitcoin le statut d’une devise numérique (« virtual currency ») dans leurs avis.

Pour mettre en œuvre des moyens de paiement nativement adaptés à internet, il faudra qu’il soit permis aux entreprises et aux particuliers d’utiliser un autre système que les circuits bancaires existants: puisqu’un autre réseau libre, le web, a permis de développer des services de «banque en ligne», compléments rapides et efficaces des agences « brick and mortar », il est permis d’imaginer que le réseau bitcoin complétera bientôt l’éventail des moyens de paiements du plus grand nombre.

Concurrence et monopole s’opposent comme résilience et efficience: l’économie manque aujourd’hui de résilience avec des crises à répétition et l’efficience du monopole n’est plus perçue que par le secteur bancaire, qui en bénéficie directement.

De même que l’émergence d’opérateurs alternatifs a contraint les opérateurs télécoms «historiques» à davantage d’innovation et de performance, les systèmes alternatifs comme Bitcoin doivent être mis en concurrence avec les systèmes de paiement traditionnels.

Aujourd’hui, Bitcoin est une technologie libre et crédible, à même d’offrir les bénéfices d’une concurrence significative, qui doit être reconnue par les régulateurs sans effacer au passage son potentiel d’amélioration des pratiques bancaires. »

Pierre Noizat, Directeur général de Paymium

Source : paristechreview.com

ACHETER ET VENDRE DES BITCOINS