Crypto-scepticisme

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Ludovic Desmedt, chercheur au Laboratoire d’économie de Dijon, vient de publier dans le journal Le Monde un article intitulé : Les masques de Satoshi Nakamoto. En voilà quelques extraits.

« […] il semble que ce qui singularise les bitcoins parmi les nombreux instruments de ce type tient plus à l’aspect symbolique du projet qu’à la solidité de son protocole informatique. L’aspect « anti-système » de cette construction et son communautarisme revendiqué expliquent à la fois l’adhésion des utilisateurs et les réactions plutôt défavorables des autorités monétaires. Ce processus réactive quelques vieux mythes.

Dans son écrit, le mystérieux Nakamoto formule une critique du système de paiement existant et explique l’aspect bilatéral de son protocole, le fameux « peer to peer ». Le bitcoin ne nécessiterait pas de « tiers » : les tiers, dans le domaine monétaire, ce sont l’Etat et les banques. Les relations monétaires entre agents découlent de l’articulation entre une sphère marchande alimentée en crédit par les banques, d’une part, et un souverain qui déclare tel moyen de paiement comme légal sur son territoire, d’autre part. La fiduciarité de la monnaie repose sur une confiance partagée dans la stabilité du système de paiement. Cet acte de foi contrarie Nakamoto, qui écrit que son système « est basé sur la preuve cryptographique et non sur la confiance ». Cette « preuve » permettrait d’expulser le politique et le marchand du nouveau monde cryptomonétaire reposant sur le codage. Le code à la place de la confiance ? Ou plus simplement, une confiance qui repose sur un cryptage d’autant plus efficace qu’il serait disséminé : la multitude serait, selon Satoshi, plus fiable que l’Etat ou les banques.

Cet aspect anti-système lié à l’anonymat de son créateur rappelle la figure de Guy Fawkes (1570-1606) qui voulut faire exploser la chambre des Lords à Londres au début du XVIIe siècle. Celui dont le masque équipe la multitude des anonymous finit pendu. Nakamoto, lui, demeure caché aux yeux du monde et la communauté dont il est le souverain masqué, celle des extracteurs de bitcoins, s’est autoproclamée « piocheuse ». En dehors de l’emprise étatique ou bancaire, ces diggers mettent à la disposition du réseau leur matériel informatique (de plus en plus coûteux) pour un calcul perpétuel des chaînes de paiements.

On peut y voir un rappel de la cohorte de prospecteurs qui se meut avec difficulté au début de la « ruée vers l’or » de Chaplin mais cette communauté évoque surtout un mouvement politique contemporain de Fawkes. En Angleterre, les diggers originaux étaient hostiles à la privatisation des terres et forêts communes (les « commons ») et défendaient des collectifs ruraux autonomes. Leur projet, décrit dans plusieurs brochures rédigées par Gerrard Winstanley (1609-1676), consistait à vouloir « mettre le monde à l’envers ». Aujourd’hui, l’envers proposé par Nakamoto paraît peu fréquentable à un nombre croissant d’autorités monétaires qui récusent aux bitcoins le qualificatif de monnaie. Plusieurs Banque Centrales alertent les utilisateurs sur le caractère illicite des transactions abritées sur une partie du web. Lors de l’apparition des billets de banques du temps des diggers originaux, on vit aussi la prolifération d’émetteurs privés de moyens de paiement fiduciaires. Les orfèvres londoniens réussirent à faire accepter leurs billets, mais l’impression de fausses coupures proliféra parallèlement. Or l’émetteur de fausse-monnaie brouille les échanges, l’Etat doit donc le punir. La peine de mort finit par être appliquée à ce nouveau type de faux-monnayage (un des premiers artisans de cette activité en plein essor, John Larkin, fut pendu en 1700).

Rappelons ce qu’écrivait Marx à propos des peines encourues par ceux qui falsifiaient les premières coupures : « Dans le même temps qu’on cessait en Angleterre de brûler les sorcières, on commença à y pendre les falsificateurs de billets de banque » (Le Capital, 1867/1965, p. 1218). Si Nakamoto (/Fawkes/Winstanley/Larkin) chérit tant l’anonymat, c’est qu’il doit craindre un châtiment : le bûcher en tant qu’apprenti-sorcier, ou la potence en tant que falsificateur ? Au-delà de la peine applicable, on peut se demander finalement à qui profite cette vaste opération de monnayage parallèle. L’histoire montre qu’à chaque ruée vers l’or – sous sa forme réelle ou virtuelle – ce sont toujours les vendeurs de matériel de prospection qui s’enrichissent, quasiment jamais les piocheurs ». 

Ludovic Desmedt, chercheur au Laboratoire d’économie de Dijon (LEDi), Université de Bourgogne

Source : lemonde.fr